La Bouquinerie

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YOHANN FOUREY

 

Histoire et Légendes de la sorcellerie
en Drôme-Ardèche

De la légende aux procès, des procès aux bûchers…

« La sorcellerie est un domaine vaste mettant en jeu des puissances bénéfiques ou maléfiques, mais dépassant l’entendement du simple être humain. Devenir sorcier n’était pas donné à tout le monde, et il fallait remplir certaines caractéristiques bien particulières pour atteindre ce statut. Il fallait avoir la connaissance des plantes, des pierres, des formules magiques qui permettaient, entre autres, de communiquer avec le monde des esprits, démoniaques ou non...»
C’est un voyage initiatique tout à fait inédit à travers la magie et l’alchimie en Drôme-Ardèche que nous propose l’auteur. Nous saurons tout sur les pierres dressées, les pierres à cupules, les pierres de la pigote et les pierres précieuses... L’art des plantes magiques vous sera aussi enseigné ! L’utilisation des animaux ne nous échappera pas, non plus, avec quelques recettes ignobles en cadeau. Conjurations, sorts, talismans, amulettes
et grimoires en tous genres n’auront plus de secrets pour vous, lecteurs et lectrices. Les merveilleux secrets du Grand et du Petit Albert vous seront révélés. Suivez le petit cours de démonologie et vous pourrez conjurer le mauvais sort... Un florilège des apparitions diaboliques en Drôme-Ardèche agrémente encore cet ouvrage très documenté et brillamment illustré. Une légende ardéchoise, celle de La sorcière Chauche Vieille ou Cauquemare, vous sera contée de même que l’étrange histoire de Monsieur de Sahune. L’auteur rendra enfin hommage, à travers son précurseur Jean-Baptiste Dalmas, à la célèbre Peyretone et vous fera assister au procès de la fameuse Isabeau Cheyré.
« LE LIVRE PHARE DE LA SORCELLERIE DRÔMARDÉCHOISE », RENÉ SAINT-ALBAN

 

19 euros. 200 pages

paru le 6 mars 2017

 




 

Introduction :
Sorcellerie, magie, alchimie…
une place dans notre monde ?
Parler de sorcellerie de nos jours, alors que le sujet est un sujet vaste et passionnant, présente plusieurs dangers dans lesquels un au-teur éclairé devra éviter de plonger. Le catalogage des individus est en effet très facile et extrêmement à la mode ces derniers temps dans la plupart des écrits critiques. Je me souviens, il y a de cela quelques an-nées, des accusations dont mon professeur d'université, M. Philippe Walter, avait été victime suite à la parution de l'un de ces livres por-tant sur la civilisation celtique. Mon professeur et ami avait émis l'hypothèse que l'Europe n'était pas que la fille de Rome ou d'Athè-nes, mais que la civilisation celtique avait, elle aussi, joué un jeu fan-tastique et prépondérant dans l'univers qui nous est désormais familier et dans lequel nous évoluons, que ce soit dans notre système de pensée ou encore dans nos légendes ou littératures. Un professeur aussi re-connu que M. Walter faisant l'apologie de la civilisation celte ? Quel scandale et quel outrage ! Rapidement, il parut aux esprits lumineux que ce professeur-là ne pouvait que militer pour l'extrême droite, évo-quant la raison, ô combien sensée, que certains groupuscules prônant des idées plus que nauséabondes avaient récupérés certains symboles celtes pour en faire leurs emblèmes… Ces attaques absolument scan-daleuses avaient profondément touché mon professeur pour qui j'ai le plus grand respect. Cela prouve bien que classer un individu est une chose aisée. Il s'agit de prendre des précautions quand on s'attaque à un sujet aussi imposant, aussi massif, que la sorcellerie.
D'ailleurs, pourquoi écrire un nouveau livre sur ce sujet qui est traité par des dizaines d'auteurs ? L'ambition est peut-être relative-ment élevée, voire présomptueuse, mais il va de soi que tout ce qui est publié sur ce thème n'est pas toujours très sérieux, voire même très critiquable. Amusez-vous un jour à vous balader dans les rayons de votre librairie préférée et relevez le nombre d'ouvrages aux titres plus pompeux les uns que les autres : L'amour grâce à la sorcellerie, Ré-solvez vos problèmes d'argent avec les esprits, La magie blanche comme développement personnel… Bref, autant d'ouvrages douteux qui, là aussi, peuvent mettre en danger ceux qui croient en de telles fadaises. Un danger qui se révèlera être triple : les esprits faibles psy-chologiquement et passant par une période de doutes plus ou moins forte pourront s'accrocher à ces espoirs vains et ainsi perdre pied avec la réalité. En second lieu, ces textes, souvent écrits par des auteurs in-connus et imprimés à l'étranger, ne servent qu'à financer certains groupuscules peu fréquentables, voire pires s'il s'agit de sectes dange-reuses. Enfin, pour finir, il convient de signaler que ce type de texte met dans l'ombre certains écrits qui, en cherchant bien, sont vraiment de très bons livres et qui mériteraient beaucoup mieux leur place dans nos rayons que certains sous-produits que je viens de citer.
Ne perdons pas non plus de vue que ce phénomène de contamina-tion ne prend pas place que dans la littérature, mais bel et bien aussi au niveau strictement humain. Certaines personnes ont, j'en reste per-suadé, certains dons pour la pratique de certaines choses : les rebou-teux, les personnes qui arrivent à " couper le feu " d'un grand brûlé, bref, tous ceux qui sont, ou ont été, considérés de près ou de loin comme sorciers, sont mis en discrédit par d'autres qui préfèreront prendre votre code de carte bleu plutôt que de vous soigner. Un exem-ple ? Ouvrez un journal quelconque et regardez les petites annonces : Maître Baba et autre Professeur Yaya sont légions. Ces farceurs far-felus, aux soi-disant étranges pouvoirs, pouvant faire revenir l'être aimé sous dix jours, utilisant des arts chamaniques se perdant dans la nuit des temps mais maniant la carte Visa avec dextérité, restent néanmoins des individus plutôt néfastes : combien de personnes cré-dules ou faibles se sont retrouvés ruinés à force de croire à des sor-nettes aussi malvenues ? Combien de villages, d'Ardèche, de Drôme ou d'ailleurs ont, ou ont eu, en leur sein l'un de ces rebouteux chez qui on allait soit se faire soigner une dent, soit se faire soigner ses rhuma-tismes ? Certains pratiquaient encore jusqu'au siècle passé le pouvoir de la préparation de certains philtres secrets. Combien payait-on pour consulter ces personnes-là ? Généralement, rien, ou bien une somme modique laissée à l'appréciation du " patient ".
Il est de toute façon évident que le terme " sorcellerie " renvoie à quantité de choses évocatrices. Penchons-nous un peu sur notre passé autant historique que littéraire et faisons certaines remarques. La my-thologie n'est pas avare en textes faisant mention de tels personnages. La mythologie celte, tout d'abord, nous a certainement laissé le sorcier le plus célèbre : l'enchanteur Merlin, ami du roi Arthur, qui, ironie du sort, disparaîtra, ensorcelé à son tour par l'une de ses élèves, Viviane. Circée, en Grèce, n'a-t-elle pas métamorphosé Ulysse et ses compa-gnons en pourceaux ? En terme purement historique, les devins, ha-ruspices et autres pythies ont toujours existé dans les différentes anti-quités, preuve, s'il fallait le démontrer, que l'être humain a toujours cher-ché à obtenir des réponses ou des solutions grâce à la sorcellerie.
La littérature a fait du sorcier un personnage de premier plan. Harry Potter en est la marque la plus flagrante et est certainement devenu le plus célèbre de tous les sorciers. Gandalf et Saroumane, dans Le Sei-gneur des Anneaux sont, eux-aussi, rentrés à jamais dans la postérité grâce à la plume d'un auteur aussi génial que Tolkien. Cependant, bien avant ces héros contemporains, des écrivains comme les frères Grimm ou Charles Perrault, ont récolté des contes mettant en scène ces personnages qui deviennent, dans leur texte, souvent inquiétants, voire dangereux. La mauvaise fée qui va jeter un sort, l'affreuse sor-cière qui va se pencher sur un berceau pour maudire un nourrisson… Ces contes n'ont pas été inventés par ces auteurs-là qui n'ont fait que retranscrire ce que l'on appelle des " récits de nourrice ". Ils ont inter-rogé des femmes qui prétendaient tenir ces histoires de leur mère, qui elles-mêmes les tenaient de leurs mères, etc. Nous arrivons ainsi prati-quement à la nuit des temps avec des récits originaux n'ayant pour ainsi dire reçus aucune transformation. Ce sont là de véritables témoi-gnages !
Poursuivons un peu notre voyage dans le temps et arrêtons-nous sur une période charnière : la Renaissance. Le Moyen-Âge a vu beaucoup de sorcières et sorciers, mais la si la Renaissance reste une période de grandes avancées artistiques ou scientifiques, elle reste aussi celle de l'une des plus grandes hérésies de notre temps, à savoir l'Inquisition.
Formée par l'Église catholique, l'Inquisition, ou Sainte Inquisition comme elle se nommait, s'était donnée pour mission de débusquer et de tuer toutes personnes trempant dans l'univers douteux de la sorcel-lerie. La plupart de leurs victimes étaient dénoncées par des voisins peu scrupuleux dont la seule motivation était la jalousie car le voisin disposait d'un champ plus rentable que lui, ou de plus belles bêtes de bétail. Les pauvres bougres étaient alors arrêtés et étaient torturés pour des crimes dont la plupart se nommaient épilepsie ou différence. Leurs membres étaient écrasés, leurs souffrances atroces et ils avouaient alors, pour mettre fin à leur tourment, des choses horribles dont ils étaient, bien entendus, étrangers… Un autre jugement consistait à jeter le ou la malheureuse pieds et poings liés avec une lourde pierre accro-chée au cou, dans un profond bassin : si elle remontait, elle était cou-pable car l'eau, élément sacré, la rejetait pour cause d'impureté. Si, en revanche, elle ne remontait pas, elle était innocente… mais morte ! Drôle de façon de rendre la justice au nom de Dieu…
Quoi qu'il en soit, et même de nos jours comme je l'ai déjà dit un peu plus haut, l'homme interroge, l'homme s'interroge, et certains dé-tiennent les secrets. Ces individus, utilisant plantes, pierres, talismans et autres recettes curieuses, ont porté bien des noms dans l'histoire. Deux nous sont finalement parvenus : rebouteux, qui désigne un indi-vidu ayant le pouvoir de soigner, et sorcier, qui désigne un individu pouvant appeler les puissances infernales pour ensorceler un être hu-main ou un animal, en faisant appel à des forces qui dépassent le sim-ple mortel.
Sorcier, le terme est donc lâché. Cependant, il ne faut pas tout en-fermer dans ce terme particulièrement fourre-tout. Il nous faut réaliser un distinguo important entre trois mots précis. La magie tout d'abord, qui peut être pratiquée par des personnes ayant de bonnes intentions. Il y a entre autres la magie blanche, servant à aider un homme dans le besoin, bref, à faire le bien, la magie rouge qui est fortement à conno-tation sexuelle, et la magie noire, pratiquée généralement pour faire le mal en évoquant certains démons. Ceci étant, les frontières entre ces trois champs de magie sont ténues et il est aisé de les franchir : ainsi, un homme réalisant un exorcisme pratiquera la magie noire pour venir en aide à une personne possédée.
L'alchimie est également une notion très importante, la seconde qui nous intéressera ici. Elle consiste surtout en la manipulation et aux mélanges de différentes substances pour obtenir des résultats précis, comme la transformation du plomb en or. L'alchimie n'a donc rien de magique : elle est le résultat de réactions physiques qui ont d'ailleurs permis à cette matière de faire de grandes avancées scientifiques. Ni-colas Flamel restera sans aucun doute l'alchimiste le plus célèbre. Nous verrons, dans une des parties de cet ouvrage, que la Drôme a cer-tai-nement abrité un alchimiste sur la commune de Sahune.
Enfin, le terme sorcellerie, qui va être notre fil conducteur tout au long de cet ouvrage. Drôme et Ardèche ont été ce que l'on peut nom-mer des nids à sorciers. Certains individus n'ont en effet, selon les lé-gendes, pas hésités à faire commerce avec les puissances occultes, à passer des pactes avec le diable, pour faire du mal à leur voisins ou simplement pour obtenir quelques faveurs. Ces personnes-là, maîtri-sant certains arcanes, avaient la connaissance des pierres, des plantes, des philtres, des propriétés magiques des choses, savaient confection-ner un talisman protecteur ou maléfique, bref, possédaient tout sim-plement le savoir.
Un homme s'est intéressé au sujet en Ardèche : Jean-Baptiste Dal-mas, auteur fameux des Sorcières du Vivarais , a en effet analysé les différents procès en sorcellerie qui se sont passés durant l'histoire vi-varoise. Il en a tiré un nombre important de conclusions dont certaines sont peut-être plus discutables de nos jours. Entendons-nous bien : il est hors de question de dénoncer ici l'inestimable travail de Dalmas, mais de le reprendre et de l'analyser en intéressant la Drôme dans no-tre étude. L'Œuvre de Dalmas, aussi respectable qu'elle soit, se doit d'être interrogée à l'aide de technique de travail dont l'auteur ne dis-posait pas à l'époque.
Mon ambition est claire : elle veut recouvrir un manque. Rien n'a été écrit sur la sorcellerie ardéchoise depuis Dalmas et rien non plus n'a été écrit sur la sorcellerie drômoise. Cette ambition-là peut paraître présomptueuse, et elle l'est, dans le sens noble du terme. Cette ambi-tion-là a surtout un but : il y a là un pan entier à redécouvrir, tout un terrain littéraire à défricher, qui malheureusement s'effrite jour après jour, et cela sous nos regards condescendants.
Rendons hommage à toutes celles et ceux qui, un jour, ont réussi à faire que ces deux départements se soient forgés des récits, contes, lé-gendes diverses et variées.
La plus grande richesse de nos deux départements ne sont pas les trésors qui sont enfouis sous quelques pierres ou rochers, ne deman-dant qu'à être découverts un jour ou l'autre. La plus grande richesse de nos deux départements, ce sont les femmes et les hommes qui les peuplent et qui les ont forgés.

Première partie :
Un portrait-robot du sorcier régional
La sorcellerie est un domaine vaste mettant en jeu des puissances bénéfiques ou maléfiques, mais dépassant l'entendement du simple être humain. Devenir sorcier n'était pas donné à tout le monde, et il fallait remplir certaines caractéristiques bien particulières pour attein-dre ce statut. Il fallait avoir la connaissance des plantes, des pierres, des formules magiques qui permettaient, entre autres, de communi-quer avec le monde des esprits, démoniaques ou non. Pour cela, beau-coup de conditions devaient être remplies, et l'imagerie populaire a attribué le rôle de sorcier à des personnes qui, bien souvent, ne connaissaient rien à ces pouvoirs-là. Il n'était en effet pas donné à tous de manier les éléments. Certains métiers, souvent rebutants, étaient ca-ractéristiques.
Il s'agit donc de procéder à un portrait-robot précis du sorcier. Qui était susceptible de devenir ce personnage qui était apparenté à la mal-faisance la plus extrême ? Comment était-il ? Où vivait-il ?
Essayer de répondre à ces questions avec pragmatisme et précision nécessite forcément de se pencher sur certains écrits régionaux qui re-tracent l'histoire de nos deux départements. Une fois ces textes inter-rogés et analysés, il apparait alors aisé de faire un " portrait-robot " du sorcier, un portrait-robot qui finira par nous indiquer qu'en fin de compte, bon nombre de personnes étaient aptes à devenir sorcier aux yeux des gens…
Une prédestination dès l'enfance ?
L'enfance est l'âge de la vie où se forge généralement un caractère, où l'on commence déjà à avoir une petite idée de ce que sera notre vie plus tard. L'enfance est également une période trouble dans laquelle plusieurs éléments psychologiques d'un individu rentrent en conflit. C'est une période dans laquelle, un peu comme dans l'adolescence, même si cela est moins prononcé, un individu commence à se cher-cher, à déterminer son identité.
Force est cependant de constater que certains enfants semblent avoir une certaine prédestination à avoir un chemin de vie tout tracé et menant droit vers la pratique de la sorcellerie. Beaucoup de choses pourraient être dite : un enfant se pose entre autres énormément de question sur sa vie, mais surtout sur sa mort. L'enfant aime avoir peur, l'enfant aime trembler, mais l'enfant aime surtout être rassuré. Alors, dans ce cas, pourquoi certains semblaient avoir leur destin déjà écrit ?
Il faut avant tout essayer de cerner quels enfants pouvaient être susceptibles de devenir sorcier. Quels caractéristiques pouvaient-ils donc posséder qui les menaient ainsi tout droit vers ce destin peu en-viable ?
Le premier évènement qui pouvait faire qu'un enfant devienne sor-cier plus tard est qu'il naisse avant terme .La gestation humaine dure généralement neuf mois. Cependant, il n'est pas rare qu'un enfant naisse avant cette durée. De nos jours, ces faits sont admis et expli-qués scientifiquement. Il existait cependant une époque où être pré-maturé était synonyme de mauvais œil. Naître en avance signifiait rompre le cours naturel des choses, le cours divin. Seuls les personnes ayant fait commerce avec le démon ou avec le diable pouvait donner naissance à un enfant avant terme, brisant ainsi le cycle naturel et di-vin des choses.
Beaucoup d'autres enfants étaient prédestinés à la sorcellerie, et parmi eux pouvait-on retrouver les enfants nés par césarienne . Cette pratique, qui permet la délivrance d'un enfant lorsque l'accouchement se présente mal, est là aussi synonyme de rupture de l'ordre naturel des choses. La césarienne est d'ailleurs sujette à diverses croyances populaires : ainsi, en Angleterre, un enfant né de cette façon possédait le curieux pouvoir de voir et converser avec les esprits et de découvrir les trésors . Les enfants nés par césarienne possèdent donc le pouvoir de divination. Voir les morts et converser avec eux étaient ainsi une prétendue attribution du sorcier… De là à imaginer qu'ils pouvaient ainsi signer un pacte avec les forces occultes, il n'y avait qu'un pas…
Une troisième catégorie d'enfants semble rentrer en compte : les enfants abandonnés, ou posthume, c'est-à-dire dont la mère est décé-dée pendant l'accouchement . Il existait malheureusement des épo-ques ou perdre un enfant en couche était une chose commune. Ainsi, au Moyen Âge, l'espérance de vie ne dépassait généralement pas quatorze ans. Ce chiffre, aussi impensable qu'il puisse paraître, mérite cependant d'être interrogé. En ces périodes qui accumulaient famines, guerres ou autres épidémies, il n'était pas rare que le fait de perdre un enfant pour une famille soit proche de la bénédiction. Une bouche de moins à nourrir pour la famille modeste était toujours une chance. Ce-pendant, un tel chiffre ne comprend pas que les enfants morts en bas âge. N'oublions pas que l'espérance de vie est une moyenne et ce chif-fre comprend aussi la mort de plusieurs personnes décédées à un âge plus respectable, mais aussi des mères mourant en couche. La méde-cine n'était pas ce qu'elle est maintenant : plus aléatoire, elle faisait très souvent des erreurs. Quand un accouchement débutait mal (il est d'ailleurs intéressant de noter que l'on s'entourait de certaines précau-tions d'ordre magique sur lesquelles je reviendrai par la suite dans une autre partie) mais il finissait très souvent de manière funeste. Mourir en donnant la vie a toujours été considéré comme un acte de bravoure, un fait héroïque, et les mères qui donnaient ainsi leur vie était traitée avec les plus grands égards. Il semblait donc naturel que leurs enfants aient une sorte de pouvoir spécial. Ainsi, dans la plupart des régions d'Europe, on dit que l'enfant dont la mère est morte en couche a de nombreux pouvoirs curatifs. On fait entre autres appel à lui pour don-ner ce que l'on nomme le " baiser de la vie ", geste permettant de soigner ceux qui souffrait de maladies respiratoires. On dit aussi en France que ce genre d'enfant verra malgré tout sa mère très souvent : en perdant sa vie pour lui, Dieu va en effet donner une bénédiction à la mère et celle-ci deviendra l'ange gardien protecteur de son enfant .
Une dernière catégorie d'enfant peut rentrer en compte, ceux que l'histoire a retenu sous le nom peu glorieux de " bâtards ". Terme pé-joratif s'il en est, ce mot peu sympathique désigne simplement les en-fants dont le père ou parfois la mère (voir les deux) sont inconnus . Ce genre d'enfants a toujours été entouré de mystères liés forcément à leurs origines inconnues que l'on pouvait parfois supposer être diabo-liques… Certains ne faisaient pas dans la demie mesure en affirmant qu'un " bâtard " allait, quoi qu'il fasse, finir par devenir loup-garou , fait intéressant lorsque l'on sait que dans certaines régions ardéchoi-ses, les " bâtards " sont surnommés " enfants de la Lune "… Mais quoi qu'il en soit, il est vrai que ce genre d'enfant gardait sa part de mystère et il était naturel qu'il soit entouré de superstitions et croyan-ces diverses qui lui étaient liées. Depuis l'antiquité romaine le " bâtard " est considéré comme un être à part de par sa position so-ciale : libéré de la loi romaine dite de " patria protestas ", c'est-à-dire, en gros, l'autorité paternelle, il était considéré comme pouvant jouir d'une chance inimaginable dans tous les domaines et d'une vie longue et heureuse . Il est intéressant de noter que dans tout folklore qui se respecte, cette notion de vie heureuse et de bonheur sans faille est un leitmotiv récurent… Un enfant né d'un grand malheur finira finale-ment par être heureux
Finissons par noter que, toujours en France, certaines superstitions ont la vie dure. Ainsi, dans la région rennaise, proche des terres de Bretagne, on pense encore de nos jours que naître le jour des morts, ou dans la nuit qui le suit, prédestinera un enfant à la sorcellerie …
Comme on le voit, la prédestination pour la sorcellerie existe, et certains enfants, sortant de la normalité admise par le sens commun, étaient forcément condamnés à pratiquer cet acte barbare qu'est la sorcellerie. Replaçons-nous dans un contexte temporel. De nos jours, " bâtard " est devenu un terme insultant au plus haut degré alors qu'il était nom commun à certaines époques. La césarienne est de nos jours pratiquées de plus en plus souvent et de moins en moins de mère meu-rent en couche. Mais dans certains temps qui finalement n'étaient pas si reculés que cela, ce genre d'évènements étaient considérés comme une rupture de l'ordre naturel des choses, et quiconque venait briser cet ordre naturel finissait par être maudit. Il n'était pas considéré comme normal d'aller à l'encontre de phénomènes admis.
Cette prédestination tenace de l'enfant à la sorcellerie finissait im-manquablement par lui jouer de vilains tours : ayant brisé l'ordre natu-rel des choses, l'ordre divin, il ne pouvait qu'être mis au banc de la société et, ainsi, accentuer encore un peu plus sa légende…
Les caractéristiques physiques du sorcier
Passons maintenant à l'âge adulte et considérons quelles catégories de personnes pouvaient là aussi rentrer dans les critères du sorcier. Bien entendu, les enfants cités plus haut ont grandi et sont devenus ce que l'on attendait d'eux : placés à l'écart d'une société qui, du coup, les jugeaient indésirables, ils se sont pour la plupart lancés dans cer-tains métiers qui eux aussi avaient pour caractéristiques d'être fami-liers avec la sorcellerie. Cependant, beaucoup d'autres étaient considé-rés comme sorcier, beaucoup qui étaient là aussi totalement différents des normes admises, en particulier ceux atteints d'une caractéristique physique peu commune.
Certaines maladies, ou désagréments, étaient entre autres révélatri-ces. Deux en particulier retenaient l'attention des observateurs : l'épilepsie et le somnambulisme .
L'épilepsie est une maladie prenant plusieurs formes dont la plus terribles fait prendre au sujet plusieurs crises par heure. Elle est mar-quée par de terribles convulsions et par diverses réactions physiques impressionnantes et marquantes. S'expliquant de nos jours rationnel-lement et médicalement, il n'en a pas toujours été ainsi et force est de constater que les épileptiques, durant toute l'histoire de l'humanité, ont toujours cristallisé les croyances et les superstitions les plus diver-ses. Des personnes aussi illustres que Jules César souffrait de ce mal que l'on attribuait à l'époque aux dieux.
L'épilepsie, dans l'univers de la superstition et des croyances oc-cultes, mérite que l'on s'y arrête un instant. En Drôme-Ardèche, il est convenu que quelqu'un souffrant de ce mal était forcément possédé (" chauché ") par le démon . Fait totalement déraisonnable ? N'excusons rien mais comme je l'ai souligné précédemment, nous étions à une époque où la médecine tâtonnait et ne pouvait pas tout expliquer étant donné les connaissances médicales dont disposait les docteurs. Imaginons un instant au Moyen Âge un homme qui soudai-nement voyait son voisin s'effondrer dans d'étranges et terribles convulsions et proférant certains petits cris curieux. La religion était omniprésente et omnipotente à l'époque et la médecine n'expliquant pas ce phénomène, on considérait donc que l'épileptique était possédé par quelques démons.
La superstition française fait de l'épileptique un être vraiment à part. Cependant, il est intéressant de noter que ce mal étrange avait un surnom dans notre folklore : le mal de Saint-Jean . Ceci, qui ne sem-ble être qu'un détail, doit cependant nous interpeller. Saint Jean, selon la superstition qui nous est expliquée, fut ébloui lorsque Dieu créa le tonnerre et c'est depuis ce jour qu'il souffrirait de ce mal étrange 15. Nous ne pouvons cependant pas nous contenter de cette explication. Il nous faut interroger quelque chose de bien plus ancien. La mention de Saint Jean interpelle. Ce saint est célébré le 24 juin et était propice à diverses manifestations de joie : on allumait entre autres de grands feux par-dessus lesquels il fallait sauter afin de s'attirer de bonnes grâces et une certaine prospérité. Ces évènements se déroulent encore dans certaines régions et mon propre village de Mauves célébrait la Saint Jean jusque dans les années 90. La Saint Jean est la fête de la lumière. Il fallait célébrer l'arrivée de l'été par des jeux qui renvoient à un culte bien plus ancien. Les celtes, à la même date, célébraient la fête de Beltain . Cette fête a donc été christianisée pour donner au-jourd'hui la Saint Jean. Christianisée, certes, mais il est intéressant de noter qu'elle n'a perdu aucunement de sa valeur : les celtes allumaient eux aussi de grands feux pour célébrer la fête de Beltain. Lors de ces manifestations, on disait que le monde des esprits, lutins et autres fées s'ouvrait et laissait voir ses merveilles. C'était une date propice, fati-dique pour communiquer avec l'Autre Monde, cet ailleurs fantasma-goriques cristallisant tous les fantasmes. L'épileptique souffrait du mal de Saint Jean. Cette simple caractéristique fait de lui non pas un être fée, mais un être n'appartenant pas à notre réalité, dépassant l'entendement et donc initié aux connaissances de l'Autre Monde et, par conséquent, à ces mystères. Ils connaissaient donc certainement la sorcellerie et ses recettes magiques transmises par des créatures que la religion a banni.

Les somnambules étaient donc eux aussi considérés comme ayant le pouvoir de la sorcellerie. Ce fait, qui semble n'être attesté qu'en Ardèche, mérite là aussi une explication. Le somnambulisme s'explique là aussi médicalement de nos jours. Pour faire simple, ce mal permet au dormeur de se lever la nuit et de marcher sans qu'il n'en ait aucune conscience ni aucun souvenir à son réveil. Cependant, à certaines époques, le fait de se lever ainsi la nuit et de marcher en dormant rompait en quelque sorte l'équilibre d'un ordre naturel bien établi : la nuit était faite pour le repos et le sommeil. C'étaient les es-prits et autres entités démoniaques qui avaient alors le pouvoir. Le jour appartenait aux vivants et la nuit était le domaine de l'inconnu, celui des morts. Une personne se levant la nuit s'en sans rendre compte et se réveillant le lendemain sans en avoir le moindre souvenir rentrait forcément en collision avec ces forces obscures et commerçait avec elles. L'imagination a donc fait du somnambule un personnage à part ayant certainement des connaissances très précises en matière de choses obscures. Les connaissances des sorciers lui étaient donc ac-quises. D'ailleurs, sans doute pouvait-il se lever la nuit pour se rendre à des réunions de sorcellerie… Plusieurs légendes ont trait à ce per-sonnage atypique : on dit entre autres que sa maladie est causée par le diable lui-même ou encore qu'il a été mal baptisé. Il faudra dans ce cas recommencer la cérémonie …
Une personne albinos était aussi considérée comme étant un sorcier potentiel . Albinos : cette rare affection médicale était là aussi à cer-taines époques considérée comme étant une rupture avec le monde familier. Un, ou une, albinos souffre d'une dépigmentation de la peau qui rend cette dernière blanche au maximum. Bien entendu, le malade ne supportera pas la lumière du soleil sur sa peau bien trop fragilisée, ce qui par conséquent entraînera les croyances les plus folles. On pen-sait entre autres choses que cette disposition particulière de leur peau qui entraînait donc cette fragilité les mettaient directement en contact avec certaines divinités . Ils étaient ainsi soit vénérés, soit au contraire méprisés. Ce mépris est intéressant à analyser : les divinités archaï-ques avec lesquelles ils étaient en contact étaient sans conteste des di-vinités primitives et donc païennes, les mêmes qui par définition al-laient contre les dogmes de la religion catholique. Ayant la connais-sance des archaïsmes, ils pouvaient ainsi maîtriser certaines connaissances échappant aux connaissances de la plupart des mortels. En d'autres termes, ils connaissaient les sciences obscures des dieux obscurs : ils étaient donc susceptibles d'être sorciers…
L'Ardèche et, par extension, la Drôme, semblent également avoir montrés une certaine distance avec plusieurs individus qui semblaient avoir des particularités physiques qui semblaient en adéquation avec la sorcellerie. Cette particularité, que l'on retrouve très peu dans les autres régions françaises, porte un nom par chez nous : on la nomme la " règle des cinq B ". Cette règle porte ce nom pour une raison toute simple : les probables sorciers étaient soit bossus, soit bègues, soit boiteux, soit borgne, ou encore disposait de cette étrangeté physique nommée bec de lièvre…
Il s'agit de prendre chacune de ces caractéristiques physiques et de voir ce que l'on peut en tirer dans les différentes croyances. Pouvons-nous établir des corrélations avec les autres légendes de France, voir du monde ?
En premier lieu, le personnage du bossu est un exemple assez étrange. Le bossu a toujours été célèbre : rappelons-nous entre autres que le célèbre Quasimodo de Notre Dame de Paris, de Victor Hugo, était frappé de difformités flagrantes et horribles et qu'il était notam-ment bossu. Ce type de personnage a toujours enflammé l'imagination humaine. André Hunnebelle lui a consacré l'un de ses films, avec Bourvil et Jean Marais, sobrement nommé Le bossu. Ce personnage-là présente un double aspect : le rencontrer selon certaines traditions était source de prospérité et toucher sa bosse était un porte bonheur. Il était également présent dans les différentes cours royales ou impériales d'Europe dans lesquelles il jouait le rôle de bouffon. Plusieurs bossus se tiennent encore de nos jours devant les casinos afin de porter chance aux joueurs les plus téméraires. On le voit donc, le bossu est plutôt connoté positivement, hormis en Belgique où il pouvait parfois porter malheur : l'apercevoir était ainsi signe de mauvais présage et en Italie, lorsqu'on rencontrait ce type de personnage, il était de coutume de cracher derrière lui, certainement pour chasser le mauvais sort .
Le bégaiement était donc aussi la marque de la sorcellerie. Pour-tant, là aussi on peut s'étonner de ce fait puisque le bègue est généra-lement connoté de façon très peu péjorative dans nos différents folklo-res. Rencontrer un bègue peut parfois être synonyme de mauvaise journée. On dit également que quelqu'un était bègue car le prêtre qui l'avait baptisé s'était trompé en récitant le Crédo. Bref, rien de vrai-ment négatif, même si, il est vrai, il n'y a rien de follement positif non plus dans son rôle.
Contrairement au bossu, il ne porte pas chance ou n'a pas sa place auprès des plus grands .
Le personnage du boiteux est déjà beaucoup plus nuancé. Claudi-quer était un signe de faiblesse et pouvait désigner une blessure d'ordre spirituel. C'est un être fourbe, menteur et faux. La claudica-tion était une infirmité qui allait certainement plus que les autres à l'encontre de l'ordre naturel. On prétend que nombre de sorciers célè-bres étaient atteints de cette infirmité, ce qui tendrait à accréditer les thèses ardéchoises ou drômoises .
Un être borgne était quant à lui fascinant, un peu d'ailleurs comme le personnage du sorcier en lui-même qui inquiétait et inspirait à la fois. Ce fait réside certainement dans la possession de l'œil unique qui pouvait être une marque diabolique. Perdre un œil, selon les légendes, s'était perdre la vision diurne au profit de la vision nocturne, ce qui implique la possibilité de voir des choses que les autres ne pouvaient voir. La nuit était le domaine des esprits, des fantômes et autres créa-tures maléfiques, et le borgne pouvait ainsi faire commerce avec eux. Notons que bon nombre de personnages mythologiques étaient bor-gnes : les cyclopes, rencontrés par Ulysse dans l'Odyssée , dont le plus célèbre reste Polyphème, Horatius Coclès chez les romains ou encore Odin, l'un des plus célèbres dieux du panthéon scandinave .
Enfin, ceux qui étaient atteints de la difformité dites du bec de liè-vre étaient également susceptibles d'être sorciers. Ce handicap est quasiment toujours associé à l'animal auquel il se rapporte, aussi faut-il se rattacher à la signification du lièvre dans nos régions. Cet animal est quasiment toujours considéré dans nos deux départements comme ayant un rapport plus ou moins lointain avec les forces obscures, et parfois même le diable lui-même. Très souvent le diable et ses démons se métamorphosent en lièvre pour séduire les humains . Ainsi, dans les différents folklores de France, manger une tête de lièvre, donc d'un animal maléfique, ou encore en contempler un trop longtemps, entraî-nera forcément la naissance d'un enfant affublé de ce handicap .
Ces cinq difformités sont synonymes avant tout d'un désordre phy-sique allant contre la nature humaine. Ce sont des êtres contrefaits présentant une anomalie. Allant ainsi contre l'ordre établi par une so-ciété pas forcément toujours bien-pensante, ils démontraient une cer-taine forme de non abouti. Ce non aboutissement avait forcément des raisons qui dépassaient l'entendement du simple mortel : avoir une anomalie de ce genre était toujours équivalents à une notion maléfi-que, voir diabolique. Ils commerçaient avec les forces obscures et payaient ce commerce en subissant un contrecoup physique terrible qui les rendait ainsi infirme…
Les métiers exercés par le sorcier
Sorcier n'était pas une occupation à plein temps. La sorcellerie était pratiquée en dehors d'un cadre familier. Pratiquer cet art n'était certes pas donné à toutes et tous, mais le sorcier, dans la vie de tous les jours, était un être tout à fait normal essayant justement de s'inscrire dans cette normalité. Il fallait mener une vie discrète et, par conséquent, se fondre dans une sorte de masse ou de moule afin de passer inaperçu. Seuls les initiés pouvaient comprendre qui était sorcier.
Cependant, plusieurs professions, ou corps de métiers, pouvaient être plus susceptibles que d'autres d'attirer en leur sein des sorciers de tous poils. Ces professions étaient généralement toutes en rapport avec la nature, l'artistique, la mort ou les choses viles que beaucoup n'osaient pas pratiquer par peur ou par simple dégoût. Cependant, beaucoup d'autres, et cela peut sembler plus étonnant, semblent avoir eu un attrait très particulier alors que ce sont des professions considé-rées, pour l'époque, comme nobles.
Essayons de voir ici les nombreuses professions qu'un sorcier confirmé pouvait exercer en essayant de les regrouper en différents domaines.
Les professions en rapport avec la mort ou le sang semblent en premier lieu les plus nombreuses. Plusieurs sont à répertorier. Tout d'abord, les bourreaux tenaient une grande importance . Ils étaient les exécuteurs des basses œuvres et tuaient ou torturaient les condamnés à mort. Le fait d'être bourreau était généralement toujours connoté péjo-rativement dans toutes les sociétés. On devenait bourreau de père en fils : la vocation était ainsi toujours familiale et le don de sorcellerie allant avec cette corporation était ainsi transmise de génération en gé-nération. Cependant, le bourreau avait une particularité assez éton-nante mais plutôt logique en fin de compte si on regarde de plus près le travail qu'il effectuait. Il était en effet réputé pour avoir des talents de guérisseur, un peu comme la plupart des sorciers. Ainsi, on croyait que ceux qui brisaient les os et les membres des condamnés avaient le pouvoir de remettre ces mêmes os ou membres en place. De plus, nombre de bourreaux avaient la réputation de vendre, voire d'utiliser à des fins personnelles, certaines parties du corps d'un supplicié (mains, graisse…) ou des parties des moyens ayant servi à une exécution (corde de pendu par exemple). Ce genre de choses sympathiques ren-traient assez souvent dans la composition de préparations de sorcelle-rie… Le bourreau devenait ainsi le parfait exemple du sorcier …
Le barbier, en contact avec le sang humain, est lui aussi prédestiné à la sorcellerie. Utilisant des instruments tranchants en fer, il peut par inadvertance ou non couper ou blesser l'un de ses clients. Le sang ain-si récupéré et ayant été au contact d'une matière aussi chargée de si-gnification (comme nous le verrons plus loin) que le fer pourrait éventuellement rentrer dans la composition de recettes magiques.
Le boucher pouvait lui aussi faire partie de ces êtres maléfiques, et ce pour les mêmes raisons. Il est au contact du sang bestial, un sang qui lui aussi pouvait rentrer dans la composition de recettes maléfi-ques. Les gens en avaient besoin pour se nourrir, mais il était craint malgré tout. Tout personnage rentrant en contact direct avec le sang était généralement perçu négativement…
Plus intéressant, nous pouvons noter qu'en certains lieux, ce sont carrément les prêtres qui pouvaient être considérés comme sorciers. Le prêtre a toujours eu une fonction à part. Chargé de prier pour le salut des âmes de ses ouailles, il procédait également aux messes et avait la connaissance des textes sacrés. Il avait aussi la connaissance des démons contre qui il devait lutter, mais auxquels il pouvait parfois succomber selon la croyance folklorique. Un prêtre a souvent été considéré comme ayant la fonction de magicien : il pouvait certes contribuer au bien en priant, mais utilisait aussi dans certains cas cer-taines méthodes obscures pour venir à bout du mal. L'exorcisme a ainsi toujours été considéré comme un acte de magie noire servant la cause bénéfique. Beaucoup de prêtres possédaient parfois des grimoi-res, notamment le célèbre Agrippa et pouvaient participer aux sabbats, ces fameuses réunions de sorciers et sorcières ou le diable en personne intervenait souvent. La connaissance qu'il avait des démons pouvait parfois lui permettre d'en invoquer, d'où l'idée que nombre d'entre eux pouvaient avoir signé un pacte avec le diable. On leur payait des messes curieuses, dites de " tormentation " qui permettaient de tortu-rer de pauvres bougres. On dit aussi que les fameuses messes noires, dans certaines régions de France, devaient être proférées par un curé. Notons enfin que si la main droite du prêtre est bénéfique, la gauche, en revanche, est plus orientée sur le mal… On évitait de faire baptiser un nourrisson par un prêtre gaucher de peur que celui-ci soit frappé par le malheur …
Les défroqués, c'est-à-dire les religieux ayant abandonné le service de Dieu pour mener une vie dite normale, ont la réputation de mauvais œil et peuvent faire commerce avec le démon. On n'abandonne pas la foi par hasard et dans l'esprit des gens, abandonner la vocation divine est synonyme de péché, synonyme de commerce avec les forces obs-cures.
Les habilleurs et habilleuses de morts rentraient aussi dans cette catégorie. C'étaient eux qui se chargeaient des morts, de leur fournir linges et linceuls moyennant une certaine somme d'argent. Ainsi, au contact du mort et s'enrichissant grâce à lui, ils pouvaient faire fortune sur le malheur d'autrui ou bien encore s'approprier là aussi certaines parties du cadavres (cheveux, poils…) qui pouvaient servir à préparer certaines recettes secrètes.
Les chanvreurs et cordiers, en corrélation avec les bourreaux, n'étaient pas là aussi considérés d'un œil bienveillant. Fournisseur de la corde servant à pendre les condamnés, ils étaient en contact direct avec la mort, et fabriquaient l'instrument même de la condamnation du pauvre bougre. La corde de pendu rentrant toujours dans la consti-tution de certaines préparations, il n'était pas rare de supposer qu'ils pouvaient la récupérer après l'exécution du malheureux pour la reven-dre ou pire, pour s'en servir dans la pratique même de la sorcellerie.
Les tisserands avaient également très mauvaise réputation. Une rai-son en particulier : ils étaient les concepteurs des suaires des morts. Le suaire est ce que l'on nomme le linge mortuaire, c'est-à-dire le drap dans lequel sera enveloppé le cadavre. C'est en quelques sorte le der-nier bien que le mort emmènera dans l'au-delà. Ainsi, le tisserand était le fournisseur du dernier bien terrestre, un bien qui allait dans un Au-tre Monde par la suite. Bien entendu, une étoffe d'un suaire, de préfé-rence ayant déjà servi, était nécessaire pour préparer certaines recettes relativement néfastes…
Enfin, les avorteurs ou avorteuses, nommés généralement " faiseurs d'ange " étaient certainement celles et ceux qui avaient les pires ré-putations. Il n'y avait pas plus grand crime que celui de faire avorter une mère : non seulement la femme ressentait d'atroces souffrances physiques et psychologiques pouvant lui coûter la vie, mais on tuait un être innocent auquel Dieu avait prêté existence. Cet être ne pouvait même pas voir le jour… Un petit enfant ne connaissant pas les joies de la vie, tué avant même la naissance dans le ventre nourricier fémi-nin. L'outrage était irréparable et les avorteurs ou avorteuses vivaient souvent en rejet de la société même si des gens de bonnes familles fai-saient appel à leur " art ". Au XIXe siècle, on prétendait encore que la mère qui se faisait avorter, et celui qui exécutait cet acte étaient pour-suivi par une sorte de vengeance de la nature : harcèlement perpétuel par des créatures viles comme les serpents, impossibilité de trouver le sommeil… Bref, aller ainsi contre l'ordre naturel à un tel paroxysme faisait immanquablement de l'avorteur un être diabolique et donc un sorcier …
Les métiers en rapport avec la nature sont aussi un véritable ré-servoir de sorciers en tous genres. Cela est finalement assez normal. En effet, être au contact avec les plantes, les pierres, les matières mi-nérales ou encore les animaux permettaient d'être au contact, et donc dans la connaissance, des secrets de toutes ces catégories. N'oublions pas également que la nature au sens large (forêts, lacs, rivières…) est le domaine de l'Autre Monde merveilleux, peuplé des fées ou d'autres créatures moins fréquentables, mais qui sont des êtres aux connaissan-ces magiques…
Passons nos différents métiers au crible et arrêtons-nous d'abord sur les bergers. Le terme, d'un sens chrétien, est avant tout plutôt bé-néfique. Ne sont ce pas les bergers qui, les premiers, ont connaissance de l'arrivée au monde du Christ ? Il symbolise également la vigilance et présente une certaine idée de la protection au sens large du terme : protection de la nature mais également du bétail dont il a la charge. Ce fait va cependant se corroborer au fil des siècles : de bon personnage, il va petit à petit se retrouver connoter péjorativement pour finir par devenir la représentation la plus maléfique. Le berger va devenir sor-cier. Ses connaissances touchent un domaine qui effraie. Il connait les remèdes, il connait les plantes, on l'accuse de tous les maux possibles et inimaginables (des fléaux naturels comme entre autres la grêle ou la pluie). Il connait les mouvements de la lune, des étoiles et des planè-tes, il sait donc déchiffrer les symboles et, par dérivation, lire l'avenir . Notons que le berger est l'homme de la nature et, par consé-quent, son protégé : il connait les secrets des êtres primordiaux, le sa-voir de l'Autre Monde, et peut tout à fait l'appliquer pour le bien ou le mal.
Le meneur de meutes était également un mauvais individu. Il avait en effet le pouvoir de commander aux animaux et ce de deux façons révélatrices qui pouvaient faire croire à une certaine gestuelle maléfi-que. Il pouvait faire une certaine gestuelle qui correspondait alors à des signes magiques ou simplement par le regard, ce qui pouvait être interprété comme une forme de mauvais œil. Quoi qu'il en soit, s'il pouvait commander aux animaux de cette façon, il pouvait faire de même aux êtres humains. Et puis, d'où pouvait-il donc tenir son pou-voir ? De Dieu ou bien du diable ?
Une troisième catégorie de métier était assez spécifique aussi puis-qu'il s'agissait du chasseur. Le chasseur, sur plusieurs faits, reste un individu hautement maléfique. Certains n'ont visiblement pas hésité à vendre leur âme au diable pour attirer sur eux une bonne chasse. D'autres, qui n'ont pas respectés certains principes, comme aller à la chasse un vendredi (ce qui était dans nos différents folklores interdits) sont condamnés à errer pour l'éternité en recherche d'un gibier imagi-naire. On les nommait les chasseurs de la nuit, être mort vivant, dont on pouvait entendre la nuit les coups de fusil tirés au loin ou les aboiements de chiens imaginaires ou, du moins invisibles …
Le pêcheur rentrait aussi dans cette catégorie. En ligne directe avec les esprits des eaux et certains poissons réputés pour avoir certaines vertus, il effrayait les populations par ses pratiques. Une certaine lé-gende des pays de France est particulièrement révélatrice : un pêcheur qui prend la mer le jour de la Toussaint ramènera immanquablement dans ses filets ossements, cadavres ou squelettes. Ceci le rattache im-manquablement à la mort . N'oublions pas entre autres que d'anciens substrats celtiques font de certains poissons, notamment le saumon, des poissons aux vertus plus que magiques. Le saumon est ainsi le poisson de la connaissance et il n'est pas rare dans certaines légendes de l'entendre parler pour dispenser son savoir . Certains romans mé-diévaux font même du graal un " plat à poissons " pouvant contenir, entre autres, des lamproies ou des brochets … Ainsi, cet objet fabu-leux, censé avoir servi à recueillir le sang christique, était un plat à poisson ? Il y a là forcément un lien… De cette façon, le pêcheur va être en contact avec ce bestiaire fantastique du monde aquatique et va percer ses secrets… Est-il dans la connaissance des pratiques magi-ques de l'Autre Monde ? Cela est probable…
Les ermites étaient également mal vu. Le fait de vivre seul, souvent retiré au fond des bois, à toujours enflammé l'imagination humaine là aussi souvent pour les mêmes raisons. Vivant dans un domaine, la fo-rêt, qui n'appartient pas à l'homme mais aux autres créatures, ils sont au contact, ils sont dans la connaissance des pratiques magiques. Ils connaissent également le pouvoir des plantes et des animaux. Notons aussi qu'une carte représentant un ermite se trouve dans le jeu de tarot servant à prédire l'avenir, preuve que le personnage à plus que jamais fasciné. Il symbolise la connaissance et la lumière, tenant une lanterne à la main, mais aussi la magie…
Enfin, nous avons fait rentrer dans cette catégorie le forgeron, haut personnage s'il en est. Nous l'assimilons en effet à la nature car il connait les moyens naturels de la pratique des alliages des métaux, qui se font par des procédés certes scientifiques, mais que l'on retrouve dans la nature. Le forgeron travaille le fer, il travaille une matière no-ble que l'on crée. Depuis toujours ce personnage semble avoir joué un grand rôle dans la vie quotidienne humaine, mais aussi divine. Hé-phaïstos, le dieu grec boiteux dont la forge était un cratère de volcan, était forgeron et a fabriqué la plupart des armes divines. Des créatures fantastiques avaient aussi la réputation de savoir manier le fer : le cé-lèbre marteau du dieu scandinave Thor avait été forgé par des nains, tout comme la lance magique d'Odin. Ainsi, le forgeron a participé à sa façon à la création du monde, un peu comme le croit certaines tri-bus, notamment les montagnards du Viêt-Nam. En Chine, la forge est en relation directe avec le monde céleste . Cependant, et même s'il a un pouvoir particulier qui le place souvent en égal du chef de village ou de tribu, il n'en reste pas moins un être au contact du monde sou-terrain, car c'est de là que va provenir le métal qu'il travaille. Le monde souterrain est le domaine de l'enfer, du diable et des forces in-fernales. En ce sens, il s'oppose ainsi à Dieu qui lui règne en maître sur les cieux. Le feu de la forge est un feu souterrain, ce qui en fait un feu infernal. Ainsi, la forge perd ici son aspect initiatique au profit d'une valeur beaucoup plus péjorative. Notons aussi que la plupart des forgerons avaient un handicap et étaient souvent boiteux. Rappelons-nous tout ce que nous avons déjà dit sur un personnage atteint de claudication ! Ce fait va aussi rapprocher du coup le forgeron de cer-taines créatures diaboliques que ses ancêtres pouvaient avoir eu. Hé-phaïstos n'avait-il pas les cyclopes à son service dans son monde souterrain ?
Le forgeron est donc créateur. Il manipule des métaux qu'il trouve souvent dans le domaine souterrain, qui est aussi une composante de l'Autre Monde. Il connait la cosmographie, il est réputé pour être créateur en partie du monde et certaines sociétés le place au sommet de l'ordre hiérarchique à l'égal d'un chef 40. Cependant, d'autres tra-ditions, notamment irlandaise, le place dans le curieux rôle d'un gué-risseur et il n'était pas rare qu'on lui offre des fruits ou des têtes d'animaux abattus. Mais c'est bel et bien sur l'Europe continentale que son rôle de sorcier, associé à celui allant de pair avec cette fonc-tion, de guérisseur, que cela est le plus présent. Nombre de rituel ont lieu en présence d'un sorcier que l'on dit invulnérable au feu : grâce aux braises de sa forge ou aux éclats de métaux, il peut guérir celles et ceux qui ont besoin de ses services .
Les métiers artistiques étaient également très mal perçus. Nous nous y attarderons cependant très peu au vu du peu d'informations dont nous disposons. Quatre métiers sont en effet en rapport direct avec la sorcellerie dans nos régions. Les quatre ont un lien avec la mu-sique.
Le premier est tout simplement musicien. Il a mauvaise réputation car il invite à la débauche les jeunes gens qui écoutent la musique qu'il joue. Cette débauche fait ainsi directement échos aux sabbats, ces grandes et fameuses réunions de sorciers et sorcières sur lesquelles nous nous attarderons plus longtemps tout à l'heure.
Le second est vielleux, c'est-à-dire le joueur de vieille. La vieille est un instrument de musique à part : il a souvent été l'apanage et la personnification même de la mort. La mort est souvent représentée comme un squelette jouant de la vieille, et la réputation de cet instru-ment a parfois aussi été en rapport avec l'ensorcellement. Quelqu'un qui écoutait jouer un vielleux risquait son âme.
Le troisième est le cornemusier, c'est-à-dire le joueur de corne-muse. Il est d'ailleurs assez étrange de retrouver ce genre d'instrument de musique dans nos régions qui ne sont pas à tendance forcément an-glo-saxonne. La cornemuse est l'instrument écossais par excellence, mais on en retrouve aussi certains joueurs en Bretagne. Elle a toujours symbolisé le mal et restait un instrument guerrier, et dont on se servait aussi lors des funérailles. La cornemuse devenait ainsi un instrument de mort.
Le dernier, enfin, était le métier d'animateur de bal, qui lui aussi invitait les jeunes gens à la débauche. L'animateur de bal était un chanteur, qui, par ses chants, pouvait facilement ensorceler les gens. La chanson a très souvent été apparenté à un rituel magique qu'il fal-lait décrypter. Ainsi, un animateur de bal, un chanteur populaire, pou-vait parfaitement envouter et charmer celles et ceux qui avaient le malheur de l'écouter…
Ainsi, nous voyons se profiler ici toute une caste sociale dont la musique est partie intégrante. Cela rappelle un mythe : celui de la danse macabre, exécutait par différents squelettes ou morts vivants et dans laquelle il n'était pas bon de se laisser entraîner. La danse maca-bre était la danse des morts qui attiraient les vivants en les prenants par la main, les soirs de pleine lune dans les cimetières. Ainsi, cela prouve bien que musique et chant étaient toujours associées à une sorte d'interdit tenace en rapport direct avec les forces obscures et la mort.
Les métiers concernant les choses viles ou rebutantes clôtureront cette longue partie introductive. Il y a beaucoup de choses à dire. Il était considéré comme métier vil ou rebutant ceux que personne, ab-solument personne, ne voulait pratiquer, mais qui étaient malgré tout nécessaire au bon fonctionnement d'une société proche de la nôtre, mais dont certains besoins n'étaient pas les mêmes.
Les vagabonds, en premier lieu, étaient ceux dont il fallait se mé-fier en priorité car dépositaire du mauvais œil. Le vagabond est celui qui reste et qui repart, celui qui n'a pas de domicile, celui dont on ne sait pas d'où il vient, ni quel âge il peut avoir, celui dont on ne sait rien. Il a enflammé les imaginations par sa présence : si l'on ne sait pas d'où il vient, c'est qu'il peut donc venir de n'importe où… Y compris de l'enfer ! Notons aussi que si le vagabond est celui qui voyage, celui qui s'est arrêté à différents endroits, c'est qu'il a certai-nes connaissances qui lui ont été fourni par certains peuples inconnus et qu'il pourrait éventuellement transmettre… Ou utiliser pour faire le mal !
Les nomades, pour à peu près les mêmes raisons, avaient la même réputation. Voyageant de ville en ville, voire de pays en pays, il était aussi le dépositaire d'un savoir inconnu, celui d'autres contrées et d'autres peuples, un savoir qu'il pouvait utiliser là aussi pour faire le bien ou le mal là où il s'arrêtait.
Le taupier, celui qui est donc au contact de la terre, porte en son nom l'animal auquel il se rapporte : la taupe, qui elle aussi creuse des galeries souterraines dans les jardins par exemple. Cet animal a une connotation de malheur : il reste celui qui est au contact de la terre donc du domaine infernal, mais la taupe est aussi un animal dont on se sert dans la pratiques de certains rituels et dans la conception de divers talismans. Son cœur monté en amulette protège des voleurs, ses os éloignent les maladies, sa langue fait revenir la mémoire et ses pattes portent bonheur . Notons également que le monticule de terre que ré-alise une taupe en grattant portent souvent malheur : une motte dans une cuisine entraînera immanquablement la mort de la maîtresse de maison. Si elle apparait sous un cep de vigne, le propriétaire du vi-gnoble mourra. La voir en rêve est annonciateur de grêle ou d'orage. Enfin, croiser une taupe sur un chemin est un tel présage de malheur qu'il faudra réaliser le signe de la croix pour conjurer le mauvais sort … La taupe, animal diabolique ?
Les pauvres rentraient eux aussi dans cette catégorie. Pauvre n'est pas, bien entendu, un métier. Le pauvre, à une certaine époque, était celui qui ne vivait de rien, qui ne possédait rien mis à part les vête-ments qu'il avait sur son dos. Toujours à l'écart du groupe, vivant souvent en paria de la société, il intriguait. Quelles pouvaient donc être les raisons d'une telle pauvreté ? La ruine ? Une mauvaise conduite ? Ou bien alors ses maigres possessions avaient-elles été sai-sies par le diable lui-même ? Tant de questions qui pouvaient intriguer les esprits. Le pauvre, même s'il ne possédait rien, pouvait en revan-che avoir les richesses spirituelles qui s'opposent aux matérielles : ainsi, il possèdera malgré tout une certaine connaissance des artifices qui permettront de fabriquer talismans ou amulettes. Vivant très sou-vent au contact de la nature, il sera lui aussi le dépositaire de ses se-crets. Couchant la nuit dans bois et forêt sauf si une âme généreuse ou, du moins pas trop craintive, lui a ouvert sa porte, il connaît les créatu-res fantastiques et leur savoir. Bref, le pauvre, au même titre que les autres, est souvent un serviteur du diable.
Le mendiant est associé lui aussi au pauvre. La mendicité est pour-tant très souvent liée à des choses plutôt bénéfiques : c'est ; entre au-tres, l'un des piliers de l'Islam (appelé aumône). Plusieurs légendes du plateau ardéchois circulent sur le fait que l'enfant Jésus lui-même a demandé l'aumône par chez nous, mais il a toujours trouvé porte close, ce qui a entraîné des évènements terribles . Il est celui dans nos régions autant ardéchoises que drômoises qui intrigue. Lui aussi est pauvre, mais vient réclamer, vient demander. Qui sait ce qu'il pourrait se passer si on refuse de lui donner ce qu'il désire ? Qui sait quels malheurs pourraient tomber sur nos foyers ? Le mendiant ne se sert-il pas de ce qu'on lui offre pour fabriquer ou concocter des potions peu recommandables ? Et puis, d'où vient-il ? De quelle contrée, de quel pays ? De quel savoir dispose-t-il ? Il n'est pas d'ici, il est d'ailleurs… Il est lui aussi dépositaire d'un savoir qui nous est inconnu…
Les bohémiens sont une catégorie vraiment à part car dans cette partie, nulle autre catégorie n'a autant cristallisé les rancœurs. Les bo-hémiens (ou tziganes) sont passés véritablement par toutes les discri-minations possibles et inimaginables autant dans nos contrées qu'ailleurs en France. Certaines idées ayant la vie dure, certaines idées reçues sont encore présentes de nos jours : ne les traite-t-on pas encore de " voleurs de poules " ? Quoi qu'il en soit, le personnage a malgré tout fasciné : son teint de peau si particulier en a fait, dans l'imaginaire populaire, un être sorti tout droit de l'enfer. Leur langue mystérieuse, parlée par aucun autre, semblait être une langue diaboli-que. Ils vivaient en plus à l'écart de la communauté, ce qui en faisait donc des êtres à part, des parias refusant la norme humaine 45. Ils étaient de surcroit passé maîtres dans les arts divinatoires, en particu-liers la lecture des cartes et la chiromancie, ce qui bien entendu n'aidait pas à discréditer la thèse qui faisait d'eux des serviteurs du démon. Certaines régions les considéraient d'ailleurs comme tels : des démons ayant pris forme humaine mais ayant gardé leur teint basané, symbole de leur appartenance au monde infernal . Les femmes des bohémiens étaient accusés de se livrer au cannibalisme, de voler des enfants… Bref de pratiquer toutes sortes de choses épouvantables. Notons que certaines traditions font des bohémiens les descendants di-rects de Caïn, le premier meurtrier de l'histoire qui a assassiné son frère Abel, et qu'ils ont ainsi gardé la peau noire en raison de leur pê-ché . Aux XIXe et XXe siècle, la réputation entourant les bohémiens était encore tenace : en Bretagne, on ne s'approchait pas de l'endroit où ils étaient enterrés, et on disait que dans tous les lieux où ils s'arrêtaient, une épouvantable puanteur se dégageait. Leur parler por-tait malheur …
Le bohémien a véritablement cristallisé toutes les rancœurs d'une époque. Aimant vivre à l'écart de la communauté humaine, disposant de pratiques ancestrales, leur teint de peau étant halé, ils n'avaient vé-ritablement rien pour eux… Discriminés, chassés, souvent tués ou torturés, le peuple tzigane a littéralement souffert et continue de souf-frir… Les superstitions ont décidemment la vie bien dure dans un siè-cle prétendu fait de raison !
Le dernier corps de métier que nous allons voir et celui de char-bonnier. À une époque où l'électricité n'était pas connue et le pétrole pas employé, le charbon restait le seul et unique moyen de chauffage. Charbon de bois certes, que l'on extrayait des mines, mais aussi la tourbe ou tout autre moyen naturel de chauffage. Le charbon est rem-pli de symbolique. Il est la force du soleil emprisonné au sein de la terre. Ardent, il est une force matérielle ou spirituelle contenue. Il ré-alise une sorte de transmutation alchimique en passant du noir au rouge .
Dans les divers folklores français, le personnage du charbonnier a toujours été considéré péjorativement, voir même négativement. Cela semblait être dû à deux faits : sa noirceur, qui le faisait passer pour un être diabolique, et son odeur de brûlé, de combustible, qui rappelait les exhalaisons infernales. Il était ainsi assimilé à la mort, et sa relation avec cet élément qu'est le charbon faisait de lui un être à part. Le charbonnier avait ainsi notamment la faculté de voir les fantômes et de converser avec les morts. Il pouvait entendre les chasses fantastiques. Il était aussi le gardien du feu : nombre de mauvais esprits pouvaient ainsi essayer de l'éteindre pour l'importuner . Le charbonnier fait ain-si figure de gardien tutélaire. Chose plus intéressante en ce qui nous concerne, notons que le charbonnier pouvait aussi passer pour avoir des dons de guérison .
Ainsi le charbonnier fait lui aussi figure de paria. Considéré comme un être à part, un peu comme le forgeron, il est lui aussi assimilé à l'alchimie. Il transforme les éléments en maîtrisant une chose aussi capricieuse, changeante et sacrée que le feu. C'est pourquoi on le connote péjorativement, il est lui aussi en écart de la société. Ceci étant, il fascine tout autant qu'il répugne…
Arrivé au terme de cette première partie, il apparait nécessaire de faire plusieurs constats. Tout d'abord, nous pouvons noter que ce que l'on peut appeler le vivier infernal est énorme. Beaucoup de gens pou-vaient ainsi basculer du côté de la sorcellerie. Notons aussi que la normalité n'est pas de mise : sont accusés de tous les maux les per-sonnes ne rentrant pas dans un cadre ou un moule. Tout ce qui est en rapport avec le sang, la mort ou la nature est mal vu. Pourtant, même si la plupart des métiers par exemple cités ci-dessus sont vils, on a be-soin de ces gens. Le charbonnier est recherché pour se chauffer, le boucher pour se nourrir, le tisserand pour se vêtir, et ainsi de suite…
Ces personnages rentraient en fait eux aussi dans une norme, à cette différence près que leurs métiers pouvaient à n'importe quel moment les faire basculer. La norme étant ainsi rompue, ils ne rentraient plus dans un cadre dit normal et se trouvaient bannis de la société hu-maine…

Deuxième partie :
De l'influence de certaines pierres
Le sorcier étant reconnu et identifié, il apparait bon et logique de s'intéresser maintenant dans diverses grandes parties sur les différen-tes manières qu'il utilisait pour réaliser ses guérisons ou ses méfaits, les formules qu'il utilisait pour envoûter un pauvre être humain ou en-core comment il pouvait s'y prendre pour passer un pacte démoniaque ou au contraire se prémunir contre une attaque diabolique.
Le sorcier avait ainsi pour commencer la connaissance des pierres. Ce fait est avéré depuis très longtemps maintenant : les différentes an-tiquités prêtaient de grandes vertus aux pierres, y compris ce que l'on nomme les pierres dressées comme les menhirs ou les dolmens. No-tons ainsi que le territoire Drôme-ardéchois compte plus sur son terri-toire de menhirs et de dolmens que la Bretagne ! Nous tenterons d'expliquer cette bizarrerie… La science des pierres s'est transmise ainsi d'époques en époques, de générations en générations jusqu'à nos jours, retranscrites précieusement dans ce que l'on nomme les lapidai-res. Véritables concentré de savoir, les lapidaires étaient un catalogage des différentes vertus accordés aux différents minéraux.
Nous nous attaquons ici à un véritable monument de l'histoire fol-klorique de nos deux départements. Les pierres de différentes sortes et aux différentes vertus sont présentes sur notre territoire. C'est-ce que nous allons essayer de démontrer ici.
Les pierres dressées
Qu'est-ce que nous appelons pierres dressées ? Il y en a plusieurs sortes, et deux en particulier, que j'ai déjà nommé, retiendrons donc notre attention ici : les menhirs et les dolmens. Le rôle de ces pierres est encore bien mal connu en vérité. Si plusieurs théories ont été avan-cées, aucune ne semblent vraiment satisfaisantes. On a dit que les menhirs servaient à une sorte de calendrier lunaire, ou solaire. On a dit aussi qu'ils ont servi aux cultes de diverses divinités. Finalement, certains esprits éclairés ont fini par affirmer que les menhirs " ne ser-vaient à rien ". Bien entendu, nos ancêtres celtes se sont amusés, pour rire, à planter des pierres droites sur le sol, réalisant parfois plusieurs kilomètres pour réaliser cela. Nous avons bien entendu ici une nou-velle preuve de l'absurdité de certains chercheurs : les celtes n'ont pas existé, barbares ils étaient, barbares ils sont, barbares ils seront ! Fan-tastique et lumineuse ouverture d'esprit ! Les menhirs n'ont visible-ment pas que servi à mettre en valeur ce sympathique personne de bande dessinée qu'est Obélix ! Ils avaient une signification certaine-ment bien plus profonde et une utilité qui pour le moment semble nous dépasser. Il y a une recherche à réaliser visiblement ailleurs : n'oublions pas que les druides, ces fameux prêtres celtes, pratiquaient, comme le dit César lui-même dans La Guerre des Gaules, le sacrifice humain pour s'attirer la bonne fortune ou les victoires militaires. Les menhirs avaient-ils une fonction sacrée ?
Les dolmens semblent eux avoir dévoilés certains de leur secret. En Drôme et en Ardèche, ils se composent pratiquement toujours de la même façon : deux pierres dressées sur lesquelles repose une grande pierre plate faisant en quelques sorte office de table. Une troisième pierre dressée se trouvait derrière les deux autres, fermant ainsi l'ensemble. Nous avions ainsi une sorte de table fermée. De récentes fouilles ont permis de prouver que ces dolmens avaient une grande utilité puisqu'ils semblaient servir de tombe funéraire. Des cadavres ont été retrouvé enterrés sous les dolmens. Cela n'est pas spécialement étonnant : les hommes préhistoriques réalisaient des funérailles pour rendre un dernier honneur aux morts. Les celtes ont poursuivi cette démarche en honorant ces monuments, ce qui est ainsi étonnant pour un peuple barbare…
Menhirs et dolmens jalonnent ainsi les paysages de nos deux dé-partements. Certains sont encore parfaitement conservés, d'autres, en revanche, sont tombés en ruine mais ont été pour la plupart restaurés. Ils ont subi un lent processus de christianisation : la plupart des men-hirs ont été mis à bas par les représentants de la religion nouvelle qu'était la chrétienté à l'époque et ont y a gravé une croix dessus pour " exorciser " la pierre et les croyances obscures auxquelles elle pou-vait être liée. Les exemples sont légions, au contraire des contres exemples : ainsi, le site de Sainte Abeille, que cite Jean-Marc Gardès semble avoir gardé une étrangeté toute païenne. Pour faire cesser les vieilles croyances qui prétendaient que les vieilles pierres du lieu avaient le pouvoir de guérir les maux d'oreilles, on encastra l'une de ces pierres dans un mur de l'église . Menhirs et dolmens ont donc toujours pullulé sur nos deux départements tant et si bien qu'un petit ouvrage a été consacré sur le sujet. Il nous démontre entre autres que certains lieux possédants une de ces fameuses pierres portent des noms assez révélateurs : ainsi, à Champvermeil, près de la commune de Bidon, on trouve un ensemble de dolmens connus sous le nom de Plourouses (pleureuses) . Nombre de ces pierres sont ainsi associés à des légendes. Le terme plourouse, signifiant donc pleureuse, est ainsi révélateur : qui, ou quoi pouvait-on donc venir pleurer sur ces pier-res ? Pleurer ou se lamenter pour une guérison ? N'oublions pas que nous sommes en présence de pierres dressées druidiques, pour certai-nes, et donc assimilés à un pouvoir de guérison.
D'autres pierres dressées auxquelles on vouait un culte sont pré-sentes un peu partout, même si la Drôme semble en net repli en termes de légendes sur le sujet que l'Ardèche. Ces pierres dressées, nommées très souvent rochers dans les récits folkloriques, semblent être la de-meure de bien curieuses créatures. Près des mégalithes (le terme est ici révélateur, un mégalithe étant généralement l'autre nom du menhir) de Dissonenches se trouvait un curieux personnage féminin qui battait, puis lavait son linge. Malheur à celui qui s'approchait ou lui deman-dait son aide ! Notons, la remarque est ici fort judicieuse, que cette créature étrange se trouve près d'une fontaine appelée Curo Biasso . La même chose avec la même créature se retrouve prés de Saint-Pierre-Le-Déchaussat où cette fameuse laveuse de linges fait entendre son battoire près d'un amas de rochers . Là aussi le lieu cela semble se situer vers une source ou, du moins, un jet d'eau assez bizarres. Laco-nique, Jean Durand précise, sans chercher plus loin à propos de la la-veuse de linge de Curo Biasso : " ils en avaient de l'imagination ces anciens ! " Vive le bizarre ! Et bien intéressons-nous à cette bizarrerie laissée de côté. Notons tout d'abord que ce personnage n'est pas issu de l'imagination pourtant très fertile de nos anciens mais certainement d'un mythe aussi vieux que le monde lui-même. Les anciens de Breta-gne avaient certainement la même imagination que nos anciens ardé-chois ou drômois puisque cette étrange laveuse de linge se retrouve elle aussi dans cette région ! Ce personnage est connu dans nos légen-des sous l'appellation de lavandière de la nuit. Ce sont des âmes dam-nées pour avoir tué leur enfant et elles sont condamnés à jamais à la-ver dans un cours d'eau le linceul du bébé pour expier leur faute. Mal-heur à qui proposera leur aide !
Une fois ces personnages cernés, personnages comme nous l'avons vu hautement maléfiques, il faut s'intéresser à la présence étrange de ces rochers qui sont incontestablement des pierres dressées. Le terme mégalithe est lâché pour Dissonenches, nous savons donc déjà à quoi nous en tenir. Ces rochers se situent tous prés de fontaines ou de sour-ces, sans nul doute miraculeux et permettant la guérison. Ainsi, la pierre dressée prend la fonction de la guérisseuse des maux divers, prenant le pouvoir de l'eau miraculeuse. Nous assistons ainsi à de vé-ritables processions vers ces dolmens, orchestrés par le sorcier ou re-bouteux local, remplacé par la suite par le prêtre ou le curé. Nombre de ces fameuses pierres ont ainsi été christianisés et ont perdu de leur fonction druidique originelle pour devenir des roches miraculeuses : on a rajouté, surélevé ou gravé sur ces pierres une croix ou un sym-bole chrétien. Les noms ont été christianisé également et les pierres miraculeuses sont devenues des pierres saintes. Les exemples sont lé-gions : un groupe de rochers prés de Lalouvesc, dessinant vaguement une silhouette humaine, est devenu le lit de Saint Régis. Comme de bien entendu, une croix a été dressé juste à côté… L'exemple de Fau-gères est encore plus frappant : une pierre, carrément nommée pierre du Gaulois, est surmonté depuis une centaine d'année d'une croix lui aussi … Ces précautions semblaient malgré tout bien inutiles : il n'était en effet pas rare d'entendre, surgi d'un très lointain passé, près du cromlech de Soulages, retentir les voix et les chants des druides… Fantômes venant ici pour pratiquer les rituels exécutés de leur vivant ? Possible… Dans ce cas, cela accréditerait fortement la thèse des pier-res guérisseuses !
Le pouvoir guérisseur de ces pierres dressées est attesté dans plu-sieurs communes ardéchoises. Ainsi, l'église de Lachamp Raphaël a été construite sur un dolmen. Nous avons une nouvelle fois ici la preuve de la christianisation que nous avons évoquée plus haut. Il était conservé dans cette église une dalle noire, certainement la table du dolmen et qui avait une étrange propriété : elle pouvait redonner la santé aux enfants chétifs. Pour cela, l'enfant susdit devait être placé sur la pierre et le prêtre, faisant ici office de druide des temps obscurs, récite les évangiles. Si l'enfant fait pipi sur la pierre, il guérira . Nous avons ici la parfaite illustration d'un rite ancestral, certainement im-mémorial, qui a était christianisé. Le prêtre fait véritable office de druide et prend le rôle de guérisseur ou de sorcier en utilisant la pierre comme médium. L'urine produite par l'enfant est une purgation sym-bolique : le mal, cause de son aspect chétif, s'écoule avec le liquide.
Près de Saint-Marcel d'Ardèche se trouve une église qui, là encore, a été construite au-dessus d'un dolmen. La table principale de l'ancien monument celte a été utilisé dans un but particulier : située dans l'église elle-même, on y étendait toutes personnes souffrant de mala-dies de peau et leur corps était roulé ainsi. Généralement, les malades laissaient là en remerciement leurs anciens vêtements. Cette pratique a été signalée jusqu'en 1967 . Ici, la pierre, sacralisée une nouvelle fois, permet de guérir une affliction directement en rapport avec le corps. Puisque c'est la peau qu'il faut soigner, il est logique de penser dans ce cas que le pouvoir réside en la pierre elle-même. C'est son contact, contre celui de la peau du patient, qui fera guérir. Le fait de laisser ses vêtements n'est pas non plus innocent : le patient réalise ainsi une double chose. Une offrande tout d'abord, qui rappelle curieusement le genre d'offrandes que l'on peut faire à une divinité païenne, mais c'est aussi une façon de sortir de l'église comme quelqu'un de nouveau. Les vêtements ne sont-ils pas une seconde peau ?
Nous citerons rapidement un troisième exemple. La commune du Roux abritait une pierre gauloise qui servait à guérir les maux d'oreilles. Cette pierre a eu un dessein bien particulier puisqu'elle fut recueillie par des moines alors qu'elle semblait destinée à la base pour célébrer le culte d'un dieu gaulois, Obélio. Nous sommes une nouvelle fois dans l'exemple de christianisation que nous citons sans cesse dans cette partie …
Les menhirs semblaient, quant à eux, de par leur forme phallique, servir à des cultes de la fécondité, mais au sens large du terme : fé-condité sexuelle certes avec la joie de voir un foyer s'agrandir un jour, mais aussi richesse en tout genre…
Nous avons donc un premier aperçu des pierres et de leurs diffé-rents rôles dans nos régions. Elles ont une signification très lointaine, qui font échos à un passé ou le Dieu chrétien ne régnait pas en maître. Elles sont les échos d'un passé fait de traditions respectables et que la critique, hélas, méconnait ouvertement et consciemment…
Les pierres à cupules
Nous entrons ici dans un domaine proche de celui que nous avons évoqué plus haut. La pierre à cupules, ou pierre à empreintes, est sur-tout beaucoup plus présente en Ardèche, même si la Drôme en compte quelques-unes sur son territoire. Elle renvoie à une époque très loin-taine, certainement celui des premiers hommes en Drôme et Ardèche. N'oublions pas, et comme l'a si magistralement démontré Jean Clot-tes, les hommes préhistoriques pratiquaient eux aussi une sorte de sor-cellerie proche du chamanisme . Ces pierres, véritables curiosités de nos régions, ont souvent eu un rôle méconnu. On a d'abord cru qu'il s'agissait phénomènes naturels, mais cette idée fut rapidement balayé par les études modernes. La pierre à cupules est en fait une sorte de trou creusé à même la roche, présentant ainsi une sorte de " cuve ". Elles faisaient généralement une dizaine de centimètres de profondeur et entre cinq et sept centimètres de large. Elles se remplissaient d'eau lors des pluies et des orages, ou bien étaient remplies par les person-nes appropriées pour servir une sorte de culte. Car la pierre à cupule servait à guérir : il n'était pas rare de voir des processions entières se diriger vers les endroits comportant ce type de pierre afin de couvrir les blessures de l'eau contenue à l'intérieur, réputée curative. Les lieux où se situent ces pierres portent tous des noms plus ou moins évocateur : pierre de Gargantua, pierre des fées, pierre du Ganel… Fait du hasard ? Peut-être pas : il faut analyser ces noms pour se ren-dre compte qu'elles sont associées à diverses légendes plus ou moins sombres…
Ces lieux ont, par la suite et comme les pierres dressées, été chris-tianisés et ont été voués au culte des saints prétendus guérisseurs. La sacralisation des lieux a une nouvelle fois fait son œuvre : on a voué à la religion des lieux païens et les légendes entourant ces endroits ont été enjolivés pour correspondre à un idéal religieux. Ainsi, les pierres à cupules sont devenues " l'empreinte de Saint Martin ", " le berceau de Saint François Régis " et bien d'autres choses encore… Il est ce-pendant intéressant de noter que certains lieux, comme ceux que nous avons cité plus haut, ont conservé certains noms évocateurs que nous pourrions éventuellement interroger pour tenter de comprendre un peu leur histoire…
La pierre à cupules contient donc ce l'eau, car contrairement aux pierres dressées déjà évoquées plus haut, elles ne subissent pas les ou-trages du temps. Ainsi, si un menhir peut être mis à bas et un dolmen s'écrouler, la cupule restera à jamais creusée dans le rocher. C'est certainement cette eau, associée au pouvoir de la pierre, qui pouvait amener la guérison du patient. Cela passait par un rituel immuable qui était toujours dirigé par un personnage mystique qui faisait figure de guérisseur-sorcier. Une procession s'installait et on menait le patient jusqu'à la pierre à cupule dans laquelle on trempait la partie malade du corps. On pouvait également l'asperger d'eau. Quoi qu'il en soit, ces pratiques sont immémoriales : les datations des cupules remontent à des milliers d'années et il est attesté qu'elles faisaient partie d'un culte que l'on associait aux dieux du soleil et des sources.
La meilleure des définitions que l'on peut donner des pierres à cupules est fournie par Gabrielle Sentis qui déclare que ce sont " des roches, marquées de trous réguliers, plus ou moins grands qui se re-trouvent d'un bout à l'autre des Alpes et du Vivarais ". Cette expli-cation est hautement intéressante car elle démontre une origine vrai-semblablement lointaine de ces pierres, mais aussi une origine commune. Il y a eu une communication. Fait étrange, on a retrouvé traces de ces pierres à cupules dans toutes autres régions du monde comme dans l'Himalaya. Que peut-on penser ? Une origine commune d'anciens rites indo-européens semblent bel et bien être présents ici…
Les pierres à cupules ne sont pas isolées : on les retrouve par grou-pement souvent anarchique de trois, quatre et jusqu'à huit pierres par zones… Un tel foisonnement ne peut que laisser perplexe. Si, en re-vanche, on interroge les noms associés à ces endroits, on va se rendre compte que nous sommes en présence d'un véritable " hôpital " : tel pierre est en rapport avec un pied, une autre en rapport avec la tête, une dernière avec la main… Ainsi, chaque cupule possède son propre pouvoir guérisseur. Certaines de ces cupules, présentes sur un même et unique rocher, étaient reliées entre elles par des sortes de petits ca-naux, ce qui montre certainement une communication entre elles, cer-tainement pour tenter de conserver le pouvoir guérisseur et qu'il ne se perde pas. Notons aussi que les cupules étaient utilisées pour certains sacrifices d'animaux ou de plantes… Il est aussi une tradition beau-coup plus sombre : certains prétendent en effet que les cupules ser-vaient à recueillir le sang d'une victime humaine sacrifiée au-dessus du rocher. Le sang coagulait ainsi et le prêtre, en l'occurrence ici le druide, récoltait une sorte d'hostie, constituée de sang séché, qu'il pouvait distribuer à ses fidèles …
Beaucoup d'exemples mériteraient d'être cité ici, mais nous ne re-tiendrons que ceux qui sont frappants pour cette étude. Les pierres à cupules sont tellement nombreuses en Drôme et Ardèche qu'elles sont présentes pratiquement de partout. Notons cependant que les environs de Peaugres, en Ardèche, sont particulièrement fournis…
À Arlebosc se trouve une pierre à cupules fort intéressante. Située à l'entrée de la chapelle locale, dite de Saint-Just, elle semble faire par-tie intégrante d'une sorte de socle en pierre très ancien. Quelques mè-tres plus loin on retrouve plusieurs autres cupules que la légende lo-cale a baptisées les " petits berceaux ". Fait étrange, il était dit qu'en cet endroit étaient réalisés des sacrifices de bébés… Second fait étrange, la chapelle de Saint-Just est consacré à une sorte d'ersatz de Saint-Nicolas, protecteur des enfants …
Voilà une légende digne d'intérêt qui, en fait, présente plusieurs choses. Les pierres à cupules sont visiblement antérieures aux celtes, mais nous savons que ces derniers les ont malgré tout utilisés. Nous savons aussi, et Jules César le mentionne parfaitement et clairement dans sa Guerre des Gaules, que les druides pratiquaient le sacrifice humain pour s'attirer les bonnes faveurs des dieux avant de partir en guerre. Le socle en pierre faisant partie de l'entrée de l'église semble avoir joué un rôle plutôt inquiétant, vraisemblablement celui d'autel… Un autel à sacrifices païen que l'on aurait intégré à l'église dans le but de le purifier et de le christianiser ? Une autre chose doit nous mar-quer : il est dit dans cette histoire que les pierres à cupules des lieux avaient pour fonction de recueillir le sang de bébés sacrifiés. Nous verrons plus tard dans cet ouvrage la symbolique du sang dans les re-mèdes anciens, mais notons simplement ici que les lieux ont gardés les souvenirs de cette période puisque les pierres à cupules sont claire-ment nommées " petits berceaux "… La présence de cet ersatz de Saint-Nicolas au sein de la chapelle ne peut qu'interpeller : Saint-Nicolas, toujours accompagné de son âne et représenté avec plusieurs enfants est en effet le saint patron de ces derniers… Alors, figure tu-télaire veillant au repos des âmes des bébés sacrifiés ici ? Consécra-tion d'un lieu placé sous la tutelle d'un saint protecteur, qui n'est pas n'importe lequel ? Nous sommes ici incontestablement en présence d'un temple païen christianisé par la construction d'une bâtisse à fonction religieuse.
À Arcens se trouve la chapelle Saint-Julien. Cette chapelle est construite sur une pierre à cupules en forme de bassin. Elle est entou-rée d'une légende assez curieuse aux motifs plutôt étonnants. Trois frères, du nom de Julien, Martial et Andéol, décidèrent un jour de se faire ermite. L'un partit à Saint-Martial, l'autre à Saint-Andéol de Fourchades et le dernier resta à l'endroit où il était. Ils décidèrent d'allumer chaque soir un feu devant leur ermitage. Un soir, celui de Julien ne s'alluma pas : il était mort… En hommage, la chapelle fut élevée en sa mémoire …
Nous ne pouvons que rester perplexe face à une telle légende qui soulève tout un nombre d'interrogation. Elle renvoie, de par deux énormes points communs, à l'une des légendes les plus célèbres du Moyen Âge et à l'un des romans les plus célèbres de cette période : Le conte du graal de Chrétien de Troyes …
Deux énormes points communs donc qui renvoient à l'œuvre la plus célèbre de l'univers du célèbre écrivant champenois médiéval. Tout d'abord, notons que Julien fait partie d'une fratrie de trois frères. Pouvons-nous supposer qu'il s'agit du dernier ? Nous ne nous avance-rons pas car la légende n'est pas exposée dans sa totalité mais cela ne serait guère étonnant. Deuxième fait étrange, les trois frères devien-nent ermite et vivent en forêt, comme notre héros médiéval qui, dans un autre texte littéraire (La Quête du Saint Graal ), finit ses jours seul et en ermite… Deux points communs aussi énormes que cela ne peu-vent qu'interpeller. Il y a là matière à creuser sur les origines celtiques des romans médiévaux… Mais ce fait peut être encore accentué. Si l'on se penche très attentivement sur cette légende, une chose est vé-ritablement frappante : la présence du feu, qui est ici protecteur et bé-néfique. Un feu qui s'éteint est synonyme de mort pour l'un des frères. Il devient par conséquent aussi un moyen de communication : c'est par l'absence de feu que l'on sait que Julien est passé de vie à trépas. Nous sommes ici incontestablement en présence d'un culte solaire, comme l'avait deviné Pierre Ribon . La lumière est un véritable hommage au soleil protecteur, elle se substitue à l'astre du jour pour conserver la vie. Ces feux sont indéniablement allumés pour un autre but que celui de signaler la vie. Ce sont de véritables hommages à la lumière, des sortes de témoignages anciens, mais christianisés, des vestiges d'un autre temps où l'homme croyait au dieu solaire. La lé-gende totale doit montrer que Julien, sans doute le troisième frère, est mort dans la nuit du 21 décembre… En conséquence, les cupules de ces lieux semblaient donc être primitivement consacrés à l'usage des feux… Peut-on penser que, à l'instar des trois frères, des feux y étaient allumés chaque soir par nos ancêtres ?
Signalons en dernier exemple la présence à Saint-Marcel-d'Ardèche d'une pierre à cupules qui permettait de guérir les enfants grognons. Le 28 août, jour de Saint-Augustin, les enfants étaient ame-nés prés de cette cupule remplie d'eau. On lui plongeait la tête à l'intérieur et on lui administrait une solide fessée. Il fallait, pour sa guérison, qu'il pleure afin que son aspect grognon s'en aille …
Beaucoup de choses sont également à dire ici. Saint-Augustin est célébré le 28 août, il fait donc partie de ce que nous appelons les " Saints Caniculaires ", c'est-à-dire, célébrés en été alors que le monde est écrasé par la chaleur. Avons-nous là ici un ersatz d'un Saint-Nicolas local désirant soigner la santé des enfants ?
Les pleurs sont également importants : ils montrent une sorte d'expiation, d'évacuation. Le mal doit partir par un autre moyen que l'eau : les ablutions ne suffisent pas. Les larmes, liquide lacrymale si-gnifiant l'émotion, comme la douleur, font ici office d'évacuation na-turelle : pleurer, c'est faire sortir ce que l'on a au fond de soi… Ainsi évacués, les maux ne contamineront plus l'enfant…
Véritables curiosités, les pierres à cupules sont une réalité. Elles existent et sont une forme de notre passé. Elles sont un témoignage à jamais figés des façons dont on pouvait se soigner à une époque où la nature et ses composantes avaient un sens…
Les pierres de foudre
Moins connues que certaines autres pierres, les pierres de foudre méritent cependant que l'on s'y arrête ne serait-ce qu'un court instant afin de démontrer leur spécificité et leur originalité.
Le tonnerre est un fait naturel parfaitement expliqué de nos jours de manière scientifique, mais il existait une époque lointaine ou l'homme n'expliquait pas tout, loin s'en faut. Aux premiers âges de l'humanité, imaginons un instant la stupéfaction et la peur de nos ancêtres face à ce bruit sourd et puissant venant du ciel, accompagné de puissantes lueurs qui pouvaient amener le feu sur la terre ! Devant cet effroi, les hommes ont ainsi crée le premier dieu tutélaire : celui du ciel, bien-veillant ou parfois colérique. Sa colère s'exprimait ainsi, par de grands bruits et de grands éclairs. Il possédait plusieurs noms : Taranis chez les gaulois, Thor chez les scandinaves, Jupiter chez les romains, Zeus chez les grecs… Tous étaient les maîtres des cieux et la foudre étaient leurs attributs.
Sachant cela, qu'étaient donc les pierres de foudre ? Ces pierres curieuses que l'on trouvait un peu partout étaient de formes générale-ment étranges, parfois trouées, et étaient toutes assimilées à l'orage. On prétendait qu'elles tombaient ainsi du ciel. Elles portaient deux noms : les " bétulos " qui étaient noires et rondes, et les " céraunies ", qui étaient allongées et souvent de couleur rougeâtre. Ce dernier terme est révélateur : céraunie vient en effet du grec " cheraunos ", c'est-à-dire tonnerre en grec .
Alors finalement, que sont ces pierres de foudre ? Ce sont en réalité des fossiles : haches en pierre polie, pointes de flèches ou cailloux roulés. Mesurant généralement entre huit à dix centimètres, elles ont la réputation d'apparaître là où la foudre est tombée. Les gens du cru se rendaient alors à cet endroit précis dans l'espoir de trouver une de ces fameuses pierres. Généralement, ils ne trouvaient rien, mais il était établi que la pierre de foudre s'enfonçait dans le sol et ressortait quel-ques années plus tard. Elle rejaillissait du sol, poussée par une force inconnue, et c'était à ce moment précis qu'il fallait la recueillir .
Quelle valeur et quelles utilités pouvaient donc avoir ces pierres curieuses ? Plusieurs en fait. On les portait parfois en collier quand elles étaient trouées en leur centre, mais elles avaient une signification et un rôle beaucoup plus précis que cela. Porter un collier avec une pierre est une bonne chose, mais quelle utilité cela amène, hormis un aspect esthétique ? En vérité, ces pierres protégeaient de la foudre : souvent, les maisons étaient construites à l'endroit où la foudre s'était déjà abattu. Ainsi, le logis s'élevait dans une zone où il était prétendu qu'une pierre de foudre était tombée et qui pouvait donc prémunir l'habitat de la colère céleste. En d'autres endroits, on prenait la pierre de foudre et on la logeait dans les murs de la maison ou alors dans le linteau ou même le seuil. Quand cela était impossible, on la posait sur la cheminée. Ainsi, le pouvoir de la pierre rayonnait dans l'ensemble du foyer et protégeait ce dernier des colères célestes. Cependant, la pierre elle-même semblait du même coup avoir un pouvoir curatif sur les maladies bénignes des animaux .
Notons que les pierres de foudre étaient parfois nommées " pierres du diable ". En effet, certaines traditions prétendaient que la pierre, comme nous l'avons déjà dit, jaillissait de la terre, venant sans doute parfois des profondeurs infernales . C'étaient le plus souvent des pier-res de couleur noirs, aussi noire que l'enfer ? Vraisemblablement, même s'il est curieux de voir que les profondeurs infernales aient un étrange pouvoir curatif… Plus rares étaient des cailloux roulés. Il s'agit de cailloux que l'on a retrouvés à des altitudes assez élevées, parfois jusqu'à 900 mètres, et pour lesquelles on avait aucune expli-cation recevable. Ces cailloux semblaient en effet ressembler à ceux que l'on retrouve dans le lit des fleuves et rivières, ou tout autres cours d'eau… Le problème est qu'aucun cours d'eau ne coulaient à proxi-mité… Comment expliquer ce fait ? C'est pour cela qu'on a appelé ces cailloux les " pierres de tonnerre ". On n'arrivait pas à expliquer leurs origines ? Elles étaient pourtant forcément arrivées là d'une fa-çon ou d'une autre… Elles avaient donc une origine divine… Et étaient arrivés là par la foudre… L'explication est arrivée par la suite : ces pierres sont issues des anciens cours d'eau qui coulaient ici à cer-taines époques plus reculées …
Les pierres de foudre sont donc des vestiges très anciens, des fos-siles, des traces des anciens hommes qui peuplaient nos deux dépar-tements. Au cours d'une cérémonie aussi remplie de symboles qu'étaient l'édification d'une maison, on plaçait ces pierres dans les murs ou à l'intérieur même du logis afin que son pouvoir rayonne dans toute la maison. Construire un habitat, comme nous le verrons plus tard, était un acte fondateur de domination d'un territoire. L'homme, pratiquant d'anciens rites ancestraux, devait s'attirer les bonnes grâces de génies pas toujours amicaux, mais qu'il devait néanmoins concilier pour vivre en bonne harmonie avec lui. L'usage de la pierre de foudre rentrait dans ce cadre : elle faisait alors office de bon génie du lieu et protégeait habitants et animaux de la foudre et de petites maladies…
Les pierres de la pigote
Cette notion de pierres de la pigote est mentionnée plusieurs fois et surtout en Ardèche. Elle est malgré tout fort peu connue ou, du moins, se rapproche véritablement soit des pierres de foudre, dont nous avons déjà parlé, mais aussi des pierres à venins que nous traiterons plus tard.
Il s'agissait de pierres généralement vertes que l'on rapprochait alors de la variolite. Ces pierres avaient une double fonctionnalité et servaient surtout à protéger les troupeau d'une maladie que l'on nom-mait la clavelée, ou pigote, d'où le nom des pierres. Ces pierres pou-vaient également servir de pierres de foudre : il suffisait pour cela de mettre la pierre dans la bergerie où les troupeaux se reposaient. Les bêtes étaient ainsi protégées de la colère céleste.
Notons que pour protéger les troupeaux de la clavelée, il fallait que les bestiaux portent la pierre sur eux, généralement dans la cloche qui pendait autour de leur cou. On pouvait aussi créer un collier de plu-sieurs pierres que l'on mettait au cou de la bête. Quand celle-ci était malade, il fallait frictionner au moyen de cette pierre la partie de la peau ou du corps qui semblait être souffrante …
Le frottement semble être primordial dans le soin apporté aux ani-maux. La pierre semble agir comme purgatif : faisant office de sorcier primitif, le berger va, au moyen de pierre, extraire un mal du corps d'une bête. Les vétérinaires étaient rares et la médecine autant hu-maine qu'animal très mal connue. Il fallait donc se soigner en utilisant la science que les ancêtres avaient transmise, une science qui semble être à mille lieux de celle que nous connaissons maintenant, où l'usage des pierres et des plantes remplaçaient les lois physiques ou mathé-matiques. Frotter la partie malade d'un membre avec une pierre était un geste qui avait une signification profonde : cela revenait à panser une sorte de plaie. La pierre absorbait le mal dont la bête souffrait, puis la garder en son sein. Chaque pierre avait une fonction particu-lière et chacun veillait sur ses pierres avec une vigilance accrue.
Les pierres à pigote sont le parfait exemple que la médecine popu-laire, pratiquée par l'un des descendants du sorcier, s'appliquait aussi aux animaux. Il fallait certes soigner l'humain, mais à une époque lointaine les troupeaux avaient énormément de valeur : ils apportaient nourriture et de quoi se vêtir, ils apportaient aussi de l'argent au foyer quand on les vendait à une foire quelconque. Prendre soin de ses bê-tes, c'était assurément prendre soin du foyer et assurer sa pérennité.
Peu de choses en revanche sont dites sur ces pierres. Pierre Ribon les mentionne dans ses diverses études inestimables sur le sujet, mais c'est à peu près tout. Le nom même de pigote fait débat : nous avons donné l'explication, un nom ancien de la maladie nommée clavelée, qui nous semblait la meilleure et vers laquelle M. Ribon semble lui aussi se tourner. Malgré cette " inabondance " de témoignage, il faut noter tout de même que cet usage des pierres à pigote ne fait pas partie d'un lointain passé : certains témoignages semblent prouver qu'elles étaient encore utilisées jusqu'au milieu du XXe siècle…
Les pierres pour les yeux
Nous rentrons ici dans un domaine relativement dense qui va, petit à petit, nous emmener vers les pierres à venins. Nous arrivons ici au niveau des pierres guérisseuses touchant l'être humain en général. Il ne s'agit plus ici de protéger sa maison de la foudre ou de soigner les bêtes. Il ne s'agit plus non plus de mener une personne malade près d'une cupule ou d'un dolmen. Les pierres, les " petites pierres ", en opposition avec les " grandes pierres " (menhirs ou dolmens) sont un véritable apanage de nos deux départements. Elles ont existé, et exis-tent toujours, et certains de nos anciens les ont précieusement conser-vés, car il ne fallait surtout pas qu'elles tombent entre de mauvaises mains. L'imagination laisse croire qu'elles pourraient d'ailleurs tou-jours être utilisées…
Qu'est-ce qu'une pierre pour les yeux ? La définition est en fait dans l'énoncé même de la question : une pierre pour les yeux va soi-gner les yeux, certes, mais de quelles façons ? Il existait en effet plu-sieurs moyens de guérir les yeux d'une maladie et nombre de sources prétendues miraculeuses dans nos départements semblent avoir, entre autres qualités, celle de guérir les infections oculaires. Mais tout un rituel précédait l'utilisation de ces pierres particulières, et nous allons essayer d'analyser ce rituel bien particulier.
Il existe en fait plusieurs façons de guérir les yeux grâce aux pier-res. La première consistait à poser délicatement sous la paupière du patient les pierres qui avaient été préalablement trempées dans de l'eau. La seconde consistait à placer les pierres dans un récipient contenant de l'eau, attendre un instant et rincer les yeux avec l'eau ainsi imprégnée de pouvoirs " magiques ". La dernière, plus courante, consistait à poser les pierres sur un linge blanc immaculé que l'on avait placé sur les genoux du patient .
Que pouvons-nous dire sur ces différentes façons de se soigner les yeux avec les pierres ? Beaucoup de choses en vérité. Essayons de voir les trois méthodes en détail. La première consistait donc à placer la pierre sous la paupière de l'œil malade du patient. On appliquait donc directement la pierre sur le mal, en contact direct avec la source de la souffrance, et on retirait la pierre par la suite, après guérison. Même si cela n'est pas explicitement dit dans les textes ou dans les traditions, nul doute que l'on devait, après cette opération, recueillir délicatement la pierre et la rincer avec de l'eau afin d'en chasser le mal. Un mal qui est ici " aspiré " par cette pierre, un mal qui est du coup rejeté. Le pouvoir guérisseur agit directement sur une sorte de plaie. Le pouvoir curatif est ici direct : il permet d'absorber le mal et de le ressortir par la suite. Par ce fait, beaucoup de choses ont été dé-clarées, mais la plus frappante est que la pierre pouvait devenir noire après la guérison : le mal absorbé prend ici toute sa valeur. Il pervertit la pierre, d'où la certaine nécessité de la passer dans l'eau après la guérison.
La deuxième méthode consistait donc à utiliser directement une eau dans laquelle les pierres auraient trempé. Nous avons ici une certaine différence avec la première méthode : le pouvoir guérisseur passe par un médium qui n'est pas physique. De tout temps l'eau a été considé-rée comme un élément pur, certainement le plus pur qui puisse exister. L'eau est purificatrice, elle est symbole de virginité. L'utiliser pour " tremper une pierre " n'est pas anodin. Le pouvoir de la pierre va ainsi de diffuser, va " infuser " dans l'eau. Le patient recevra donc ainsi un double remède : le pouvoir des pierres va s'associer à celui de l'eau virginale. Les deux faits, en s'associant de cette façon, vont ainsi créer une sorte de panacée miracle, une certaine " potion magique ", ou un philtre qui va guérir la plaie lorsque l'eau sera appliquée dessus. Nous avons ici une véritable recette de sorcellerie, certes très simple, mais qui est néanmoins attestée.
La troisième méthode est certainement la plus curieuse, mais elle est également remplie de symbolisme. Les pierres sont posées sur un linge qui se doit d'être d'un blanc immaculé. Cela est particulièrement surprenant ! Cependant, il faut interroger ici la symbolique du blanc pour avoir une esquisse de réponse. Le blanc est là aussi la couleur de la pureté, et, par conséquent, et comme pour notre seconde méthode, le pouvoir de la pureté originelle va être associée aux pouvoirs bénéfi-ques de la pierre à venin. Il est cependant fort curieux de noter que les pierres ne sont pas appliquées directement sur l'œil mais sur les ge-noux. Chose étrange en effet : le patient doit être allongé dans son lit avec ce linge blanc sur les genoux, sur lequel les pierres pour les yeux seront posées ! Pourquoi cette partie précise du corps ? La raison en est toute simple : les genoux sont les parties du corps qui permettent la génuflexion, c'est-à-dire la prosternation ou l'adoration devant une idole. Ces pierres pour les yeux avaient sans aucun doute une origine divine pour nos anciens, mais elles s'ancrent dans un passé qui lui est certainement païen. Livrées sans aucun doute par des divinités du pas-sé, elles ont été christianisées par la suite. Ainsi, il y a toujours cette notion de dévotion. Nous sommes devant des pierres sacrées. Peu im-porte presque qu'elles soient chrétiennes ou païennes : l'essentiel est de se mettre à genoux devant elle afin de les remercier et de les adorer. Ici, le patient est couché et la génuflexion impossible : par conséquent, on posera la pierre sur un linge blanc posé sur les genoux, ce qui fera office d'adoration…
Ainsi, voilà comment ces pierres étaient administrées. On voit bien qu'il y a ici plusieurs faits qui pourraient nous faire penser à un rituel quasi ancestral, presque mystique, rappelant presque une procession. Les pierres étaient utilisées avec précaution et on ne les employait pas à la légère : il y avait toute une procédure à suivre si on voulait qu'elles soient efficaces.
Maintenant que nous avons vu comment ces pierres étaient utili-sées, il s'agit de voir à quoi elles pouvaient donc ressembler. Là aussi il existait un vaste panorama de différentes pierres.
Les premières sont nommées pierres d'hirondelles. Ce sont de pe-tits coquillages marins généralement très lisse et dont la forme évoque très souvent un œil. La légende raconte que certaines pierres repré-sentant certains de ces coquillages étaient connues à l'époque romaine et qu'ils étaient appelées " Turbo ". Ces " Turbo " avaient déjà le pouvoir de soigner les yeux. La légende raconte toujours que ces pier-res sont en fait des grains de sable que les hirondelles ramassent sur les plages pour les ramener en Vivarais . Nous n'avons ainsi plus qu'à les ramasser… La légende est belle, mais les hirondelles n'ont jamais ramené de grains de sable dans notre département et n'en ramènerons sans doute jamais. En revanche, la présence de ces " Turbo " romains ne peut qu'interpeller. Ce sont sans aucun doute des fossiles de co-quillages comme il s'en trouvent beaucoup dans nos deux départe-ments. Notons que cette pierre d'hirondelle est également usitée dans la Drôme. Les hirondelles auraient-elles fait un détour par le départe-ment voisin pour y déposer un peu de sable ? La légende est belle, elle ne mérite pas d'être discréditée…
Les agates forment la seconde catégorie. Elles sont lisses elles aus-si, ronde mais beaucoup plus grosses. Elles sont généralement vertes, et un œil est représenté dessus. Cet œil consiste en fait en une curiosité naturelle qui fait voir cet organe dessiné sur la pierre. Tout fonctionne sur l'imagination. Ces agates sont utilisées contre les poussières qui peuvent s'immiscer sous les paupières. On les place sous les paupières et elles ressortent naturellement. Elles peuvent rester des heures, voir même des jours, sans que le patient n'en ressente aucune gêne, et res-sortent en emportant avec elles l'ensemble des impuretés présentes . La pierre permet ainsi à l'œil de subir une sorte de nettoyage : elle apaise la douleur tout en enlevant les impuretés. Elle agit comme une panacée naturelle. L'œil est ainsi soigné sans dommage.
La troisième pierre ne porte pas de nom précis. Olivier de Serres déclare simplement que ce sont des petits cailloux lisses que l'on met dans les yeux et qui ressortent là aussi d'eux-mêmes après avoir enle-vé toutes les impuretés (ce qu'il nomme les " ordures ") qui pouvaient les contaminer . Curiosité ! Ceci étant, il est bon de noter que ces pier-res sans nom agissent de la même façon que les agates, mais que ce n'en est pas. Alors ? Que peuvent-elles être ? Le mystère reste, et res-tera certainement entier !
L'homme a toujours cherché à se soigner. Il a pour cela utilisé dif-férents moyens, même les plus étonnants, pour arriver à ses fins. Les pierres soignant les yeux font partie d'une symbolique dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Cependant, les pierres ont toujours eu, selon la légende, des vertus curatives. Les celtes, en particulier les gaulois, pratiquaient des opérations des yeux. Cela a été prouvé. Ainsi, les pierres pour les yeux ont eu leurs utilités et il semble acquis qu'elles l'ont encore de nos jours. Faut-il pour cela crier à l'obscurantisme ? Crie-t-on à la folie lorsque l'on se soigne par les plantes ? Elles font office d'une culture millénaire qui ne semble pas morte, ce qui est, n'en doutons pas, un motif de réjouissances.
Les pierres à venins
Nous abordons ici une nouvelle sous-partie qui va traiter de ce qui est certainement les pierres les plus célèbres de nos deux départe-ments, même si la Drôme semble être relativement en retrait ici. Il s'agit des fameuses pierres à venin.
Diverses pierres de diverses couleurs sont exposées dans nos diffé-rents musées régionaux et départementaux et toutes présentent les mêmes similitudes : guérison de certaines afflictions, mode de traite-ment… Les pierres à venins sont ainsi de véritables moyens de traite-ment, une véritable pharmacopée populaire dont l'origine se perdrait elle aussi dans la nuit des temps…
Ces pierres étaient généralement trouvées dans des endroits remplis de broussailles, là où logeaient tout un tas d'animaux vils et venimeux comme les serpents par exemple. Cependant, leurs origines ne sont pas si véritablement obscures que cela. Un ancien texte composé du-rant l'antiquité romaine par Pline l'Ancien et nommé Histoire natu-relle semble vouloir nous présenter l'ancêtre directe de la pierre à ve-nins. Voici ce que nous déclare l'auteur :
" En outre, il est une espèce d'œuf très renommée dans les Gaules, et dont les Grecs n'ont pas parlé : il se rassemble une multitude in-nombrable de serpents qui sont collés les uns aux autres, tant par la bave qu'ils rejettent que par l'écume qui transpire de leur corps ; il en résulte une boule appelée urinum. Les druides disent que cet œuf est lancé en l'air par les sifflements de ces reptiles ; qu'il faut alors le re-cevoir dans un manteau sans lui laisser toucher la terre ; qui celui qui l'a pris doit s'enfuit à cheval, vu que les serpents le poursuivent jus-qu'à ce qu'une rivière mette une barrière entre eux et lui ; qu'on re-connaît cet œuf s'il flotte, même s'il est attaché avec de l'or. Mais comme les mages sont ingénieux à donner le change sur leurs trompe-ries, ils prétendent qu'il faut choisir une certaine lune pour se procu-rer cet œuf, comme s'il dépendait de la volonté humaine de faire ca-drer l'activité des serpents avec l'époque indiquée . "
Dans ce foisonnement incroyable que représente son Histoire natu-relle, Pline, dans ce court paragraphe, nous donne des informations très importantes d'un point de vue symbolique. Plusieurs faits inter-pellent et il convient de les analyser correctement.
Un premier fait est important : la naissance de l'œuf en lui-même, qui est issu de la bave et de la transpiration des serpents qui sont ras-semblés ici en une sorte de boule, un " nœud de serpent " comme au-raient dit nos anciens. Ce venin et cette transpiration se solidifient pour former une pierre de forme ovoïdale que les serpents envoient en l'air avec leur sifflement. Il s'agit donc d'une pierre vibratoire, sensi-ble aux sons produits, aux sons aigües comme peuvent l'être ceux produits par un serpent. Pour que cet œuf conserve ses pouvoirs, il faut le recevoir dans un manteau avant qu'il ne touche terre. Ce fait est important et intéressant car il démontre toute la pureté de la chose crée par les serpents qui ne doit en aucun cas être souillée. L'Œuf doit être recueilli dans un manteau, une sorte de linge, avant qu'il ne soit corrompu par le contact d'une terre qui n'est alors plus nourricière, mais bel et bien corruptrice. L'Œuf de serpent est pur et il doit rester pur. Le manteau qui permet de recueillir l'œuf rappelle étrangement les pierres pour les yeux que l'on posait sur un linge immaculé sur les genoux du patient : nous avons donc bel et bien ici une sorte d'ancêtre de notre pierre de guérison. Ne doutons pas une seule seconde que le manteau devait certainement être lui aussi blanc immaculé. L'Œuf ne doit pas être corrompu, et la blancheur virginale de ce manteau lui au-rait assuré une non-contamination. Notons aussi que l'homme suffi-samment téméraire pour récupérer cet œuf devra s'enfuir très vite à cheval car les créatures viles le prendront en chasse afin de récupérer leur bien : cela ne peut que nous interpeller et nous évoque une autre créature serpentiforme possédant elle-aussi une pierre aux biens étran-ges pouvoirs. Il s'agit de la Vouivre.
Nombre de créature serpentiforme hantent nos cours d'eau. Qu'on les nomme Dragons, Dracs ou Vouivre ou Tarasque, elles ont toujours fasciné les hommes. Cependant, la Vouivre a certainement cristallisé un merveilleux beaucoup plus symbolique. Il arrivait que la Vouivre, qui sévissait dans le Berry, aille se baigner dans un étang ou un cours d'eau quelconque afin de se délasser. Pour se faire, elle enlevait son œil unique, qui était une escarboucle énorme et violette, et la laissait sur le rivage. Cette escarboucle, une pierre précieuse aux pouvoirs fa-ramineux mais aussi d'une grande richesse, aurait permis à celui qui la posséderait de voir se réaliser ses rêves les plus fous. Certains ont es-sayé : ils devaient prendre la fuite ensuite car ils étaient poursuivis par les serviteurs du puissant serpent. Ils devaient passer un autre cours d'eau pour s'assurer de ne plus être en danger. Cependant, la Vouivre a toujours son œil magique et précieux et aucun humain n'a réussi le larcin parfait… Le passage d'un autre cours d'eau est également inté-ressant ici : il permet de noter le franchissement d'une frontière vir-tuelle qui permet à l'homme de se sortir d'un mauvais pas. Nous sommes incontestablement chez une créature de l'Autre Monde celti-que : l'homme franchit un cours d'eau pour se retrouver dans le monde étrange de la Vouivre, un cours d'eau qu'il devra franchir à nouveau pour pouvoir se sauver. Si certains êtres humains ont tenté de voler la Vouivre, aucun n'y est parvenu… La Vouivre n'est cependant pas une créature ogresque : elle ne tue pas ceux qui ont tenté leur chance…
Ainsi, l'œuf que nous décrit Pline l'Ancien dans son Histoire Natu-relle est bel est bien l'ancêtre de l'œil de la Vouivre. Notons aussi que Pline souligne un autre détail qui, pour lui, n'a cependant rien à voir avec l'œuf de serpent : les druides prétendraient en effet que cet œuf ne pourra se former qu'à une certaine date. Si Pline ne prend pas ce détail au sérieux, il faut néanmoins noter qu'il peut avoir son impor-tance : en effet, certaines dates celtiques étaient remplies de significa-tion comme nous le verrons plus tard. Peut-être était-ce au cours de la Saint-Jean d'été ?
La pierre formant l'œil de la Vouivre était sensée guérir les morsu-res de serpents et chasser le venin du corps contaminé. En cela, l'œil de la Vouivre et son ancêtre l'œuf des serpents de Pline font donc bel et bien partie de cette généalogie des pierres à venins. Nos deux dé-partements ont ainsi été contaminés par cet arrière-plan celtique qui montrent que ces fameuses pierres ont une histoire qu'il faut prendre au sérieux.
À quoi ressemblent ces pierres à venins ? Elles peuvent en tout cas être de différents coloris en fonction du genre de venin qu'elles peu-vent soigner. Elles peuvent aussi avoir la couleur de la peau d'un ani-mal venimeux .
Elles sont donc ainsi en rapport avec une certaine forme d'animalité. Le mimétisme de la pierre est en rapport ainsi direct avec l'animal venimeux qu'il peut guérir. Ainsi, par exemple, ces pierres de couleur jaune sont efficaces contre le venin de crapaud. On dit aussi que les pierres bleues sont efficaces contre les salamandres. Elles sont aussi utiles pour le traitement du venin de guêpe, de serpent ou bien encore de scorpion. Bref, l'usage des pierres à venins est donc univer-sel et traite une foule énorme de différents maux.
Nous pouvons aussi noter que les pierres à venins pouvaient parfois prendre la forme de l'animal dont elle soignait le venin : il n'était ainsi pas rare de voir des statuettes de pierre en forme de crapaud ou d'autres créatures, montrant ainsi que nous avons un pouvoir assimilé aux forces de la nature, certainement des vestiges d'ancien culte païen.
Quelles étaient ces pierres et d'où pouvaient-elles donc bien venir ? C'était en général une pierre que l'on nommait variolite et présentant différents aspects de couleurs ou de formes. Elles étaient semblables à de petits galets, souvent plates, parfois percées d'un petit trou (ce qui tendrait à prouver que ces pierres étaient certainement utilisées en bi-joux à une certaine époque), lisses et semblaient avoir été usées par un cours d'eau ou par le cours du temps. La plupart de ces pierres étaient issues d'une rivière que l'on nomme la Durance.
Utiliser ces pierres relevait d'un rituel plutôt étrange. Il fallait les conserver dans un sac en toile que l'on nommait sachou en patois. Elle ne devait, dans certain cas, ne jamais prendre la lumière et la chaleur du soleil. Certains les conservaient aussi dans un récipient rempli d'eau par soucis pratique : il fallait en effet parfois procéder par trempage et laisser baigner les pierres dans l'eau. C'était dans ce cas précis l'eau qui servait à la guérison. En effet, comme pour les pierres pour les yeux, les pierres à venins pouvaient être utilisées de différentes façons : soit on appliquait la pierre directement sur la mor-sure ou sur l'endroit du corps où l'on soupçonnait la présence du poi-son, soit ou utilisait de l'eau dans laquelle la pierre à venins avait trempée. On pouvait même " mixer " les deux utilisations et, dans certains cas, faire boire l'eau au patient .
Il existait différentes pierres à venins ou, parfois, le terme venin est assimilé à celui de maladie. Après tout, la maladie n'est-elle pas une sorte de venin contaminant le corps ? Il s'est ainsi constitué très rapi-dement un corpus de pierres soignants différents maux et que l'on uti-lisait très souvent dans certains cas précis. Jean-Marc Pastor en cite quelques exemples que nous allons reprendre pour essayer de les analyser ici.
La pierre de sang est un galet rouge, parfois veiné de blanc, que l'on utilisait contre les écoulements de sang ou les graves hémorra-gies. Il fallait pour cela appliquer la pierre sur la nuque du patient. Cette pierre était également utilisée contre les règles douloureuses des femmes. La pierre prend la couleur du mal qu'elle permet de soigner. L'application sur la nuque est intéressante puisqu'elle permet au pa-tient de se courber. C'est généralement la position qui permet au flux sanguin de cesser immédiatement.
La pierre de la peste est beaucoup plus étonnante. Parfois rouge, souvent noire, elle permet de se prémunir contre l'un des fléaux épi-démiques les plus redoutables que le monde n'ait jamais connu. Cette pierre était percée d'un trou qui permettait le passage d'un cordon. Elle était donc portée en parure soit en collier, soit en bracelet. Le contact de la pierre sur la peau permettait ainsi au corps d'être immu-nisé contre le fléau que représentait la peste. Nous verrons dans une prochaine partie que certaines pierres précieuses avaient le même pouvoir.
La pierre à crapaud était utilisée pour protéger le bétail. Le cra-paud a, de tout temps, était considéré comme un animal maléfique, compagnon des sorciers au même titre que les hiboux ou les chats noirs. Généralement jaune, cette pierre pouvait être constellée de dif-férents motifs rappelant les pustules de la bête.
La pierre de la salamandre était une pierre jaunâtre, striée de noir et rappelant la texture de la peau de la bête. La salamandre était consi-dérée comme un animal maléfique elle aussi, ayant la particularité, selon la croyance populaire, de résister au feu. Il fallait donc s'en prémunir et en prémunir les bêtes du troupeau. Ainsi, cette pierre permettait de guérir une bête qui avait bu de l'eau contaminée par le venin d'une salamandre…
La pierre universelle est une panacée quasiment miracle qui per-met de guérir absolument tout. C'est une pierre dont on retrouve un seul et unique exemple en Ardèche, mais qui ne possède aucune ca-ractéristique particulière qui permettrait de la différencier des autres. Par attouchement ou par trempage, elle guérit absolument tout : peste, saignement, venins divers et variés… Cette pierre était portée en ba-gue : ceci n'est pas anodin et rappelle certains talismans de sorciers que nous verrons plus loin dans cette étude.
La pierre des femmes était de couleur verte veinée de lignes noi-res et blanches. On la posait sur le ventre d'une femme en train d'accoucher pour apaiser les douleurs de l'enfantement.
La pierre de lait est à mettre en rapport avec la pierre des femmes. Il s'agit d'une pierre ronde et blanche que l'on posait sur la poitrine d'une femme après son accouchement afin qu'elle donne du lait. Cette pierre était aussi souveraine pour guérir toutes affections de la poitrine de la femme. Une pierre jaunâtre était également utilisée pour guérir les abcès du sein.
La pierre de contusions sphérique et grisâtre était appliquée sur n'importe quel membre qui souffrait d'une contusion quelconque.
La pierre de la mort était une pierre noire à croix blanche. Elle ne permettait pas à son détenteur de devenir immortel, mais bel et bien de rendre la mort beaucoup plus douce. Partir sans souffrance était une préoccupation de nos anciens, et cette préoccupation semble avoir un écho assez curieux de nos jours avec les multiples débats sur l'euthanasie…
D'autres pierres semblent avoir été signalées un peu partout dans nos deux départements : certaines soignaient l'eczéma, d'autres la dy-senterie, certaines éloignaient les cauchemars, d'autres étaient bonnes pour soigner le venin de scorpion ou de guêpe …
Que penser des pierres à venins ? Elles ont existé et existent en-core, cela est évident. Plusieurs témoignages tendent à prouver que nos anciens les utilisent encore avec soin. Il est en tout cas curieux de noter, et cela est attesté, qu'elles étaient souvent efficaces. Nombre de médecins semblent s'être poser des questions sur le pourquoi du comment de la chose. Plusieurs théories, souvent farfelues, semblent avoir été avancées : la radioactivité des pierres, radiesthésie, transfert de maladies, etc…
Après tout, le pouvoir mystérieux des pierres ne date pas d'hier. Depuis des temps immémoriaux l'homme utilise des pierres pour se soigner, et ceci se vérifie à nouveau de nos jours : la lithotérapie refait un retour en force. Cet art, qui permet de se soigner et de se relaxer par les pierres, est universellement reconnu. Quoi qu'il en soit, il est évident que les pierres à venins ont fait parler d'elles et qu'elles conti-nueront d'enflammer notre imaginaire.
Les pierres précieuses
Nous conclurons cette partie très dense sur les pierres et leurs utili-sations par un aspect moins connu, mais qui pourtant a existé. Les pierres précieuses ont été utilisés dans nos deux départements et en traiter n'est pas anodin. De tout temps les pierres précieuses, dont la science s'est transmise au gré des textes que nous nommons les lapi-daires, ont été réputés pour avoir une certaine forme d'influence sur l'homme, sa santé, son bien-être. Il s'est toujours servi de ce genre de pierres pour créer des remèdes ou encore pour repousser les mauvais esprits. En ce sens, la pierre, généralement monté sur un anneau, fai-sait office de talisman. Nous ne traiterons pas des talismans magiques ici, mais simplement de l'usage des pierres dans le cadre de soins.
Les pierres précieuses étaient cependant rares : elles étaient en effet très chères et ce n'étaient pas toutes les bourses qui pouvaient se les offrir. En revanche, leur utilisation thérapeutique est attestée par plu-sieurs écrits. Olivier de Serres, ardéchois célèbre, a, entre autres, pré-senté certaines pierres comme possédants certaines vertus . Cepen-dant, si l'on se base bien plus loin, ce célèbre personnage du XVIe siècle semble tirer ses informations de récits et de croyances beaucoup plus anciennes. Olivier de Serres nous fait remonter presque cinq cent ans en arrière, mais des lapidaires existaient bien avant : celui de Mar-bode, que nous allons utiliser, date du XIIe siècle alors que d'autres sont bien plus anciens encore. Les traditions arabes, celtes, scandina-ves ou mêmes romaines font mention de pierres précieuses aux étran-ges pouvoirs. La Bible elle-même, notamment dans le récit de l'Apocalypse, use et abuse des pierres précieuses. Que faut-il y voir ? De tout temps ces pierres, qui présentent quand même certaines parti-cularités étonnantes, ont attirés l'œil. Leur aspect esthétique en ont fait de potentiels remèdes.
Nous allons ici en voir quelques-unes sans rentrer dans les détails les plus flagrants, et ce pour deux raisons essentielles : la première est que la pierre précieuse fait souvent office de talisman et que nous y reviendrons donc dessus en temps voulu. La seconde est que les té-moignages relatant des remèdes à base de pierres précieuses sont plu-tôt rares, mais ils ont le mérite d'exister.
Le rubis en premier lieu est une pierre de couleur rouge. Cette couleur tellement particulière lui a tout de suite valu certaines pro-priétés. Il était préconisé contre la mélancolie, c'est-à-dire la dépres-sion. Il était également salutaire contre tous les maux oculaires. Il pouvait aussi soigner l'hydropisie . Notons qu'en Drôme-Ardèche, il sert à soigner la peste .
L'émeraude est quant à elle de couleur verte. Outre le fait qu'elle soit signalée pour guérir la peste elle-aussi dans nos deux départe-ments, sa renommée est séculaire. Elle était placée sous la garde des gryphons, créatures mythiques auxquelles elle semble être rattachée, ce qui accentue son statut légendaire. Elle était efficace contre diver-ses formes de fièvres et de maladies des yeux . Elle avait aussi des vertus qui soignait l'érection masculine .
La jacynthe, ou hyacinthe, possède la vertu elle aussi de soigner les yeux et de guérir la mélancolie . Elles sont généralement de trois couleurs : rouge, jaunes et bleues . Si la Drôme et l'Ardèche en ont aussi fait une pierre capable de guérir la peste, il faut noter cependant que ce type de pierres précieuses est beaucoup plus efficace montée en anneau et donc en talisman. Nous y reviendrons par la suite.
Le saphir de couleur bleu guérissait aussi la peste dans nos deux départements. Elle permet de guérir les ulcères à la condition expresse qu'elle soit pilée dans du lait . Elle permet aussi de guérir les cépha-lées (ou migraines) ainsi que les abcès .
Le grenat est la dernière des pierres précieuses permettant d'éloigner et de soigner la peste dans nos deux départements. Elle permet, selon la croyance populaire, d'étancher la soif et de soigner toutes formes de venins. Elle chasse la tristesse et rend la santé aux vieillards .
Le corail avait une utilité enfin en Drôme-Ardèche puisqu'il per-mettait, réduit en poudre très fine que l'on appliquait, de soigner cer-taines maladies de la vue . Le corail, en tradition populaire, est réputé pour soigner l'épilepsie. Il agit aussi sur certains maux oculaires et permet de soigner les hémorragies et le sang présents dans l'œil lors-que ce dernier a pris un coup .
Arrêtons-nous là… pour l'instant ! Les pierres précieuses seront retraitées un peu plus loin dans cette étude, mais tirons déjà certaines conclusions qui s'imposent, du moins une en particulier. Les pierres précieuses, dans nos deux départements, étaient prescrites par un re-bouteux ou utilisées par un sorcier dans un cas bien particulier : se soigner contre ce terrible fléau qu'était la peste… Bien entendu, toutes les bourses ne pouvaient pas se délier pour s'offrir pareille pharmaco-pée et cela était réservé aux nantis. Cela explique certainement la non-prolifération des pierres précieuses ou, du moins, des légendes qui leurs sont rattachés, par chez nous. Les écrits existent et sont particu-lièrement intéressants car ils nous renvoient vers un passé, une " mythique " qui résonne étrangement à l'heure actuelle lorsque l'on sait que la médecine utilisant les pierres fait un retour fracassant dans notre monde… Tendance " new age " ? L'avenir seul pourra nous le dire…

Ainsi s'achève cette longue partie sur l'utilisation des différentes formes de pierres en médecine et en sorcellerie de cette étude. Une telle abondance de matière, une telle pharmacopée minérale serait-on tenté de dire, est révélatrice. Les légendes, prises ou non au sérieux, témoignent d'une tradition antique. Les hommes préhistoriques, suivis des celtes, puis des romains et enfin des chrétiens, ont voués un culte aux pierres, leur ont attribué des propriétés magiques. Les sorciers et guérisseurs en connaissaient les secrets qu'ils livraient à celles et ceux qui venaient les consulter. Issus d'une tradition très ancienne qui a survécu jusqu'à nos jours, nous ne pouvons que penser que le pouvoir des pierres n'a pas fini de nous émerveiller…

 

Table des matières
Introduction : Sorcellerie, magie, alchimie… une place dans notre monde ? 7
Première partie : Un portrait-robot du sorcier régional 12
Une prédestination dès l'enfance ? 12
Les caractéristiques physiques du sorcier 16
Deuxième partie : De l'influence de certaines pierres 34
Les pierres dressées 34
Les pierres à cupules 39
Les pierres de la pigote 46
Les pierres précieuses 57
Troisième partie : Plantes magiques et médicinales 61
L'herboristerie Drôme-Ardéchoise 61
La date de cueille 75
Le mode de traitement 79
Quatrième partie : Animaux, insectes et recettes ignobles 84
D'autres animaux : le cas particulier du loup 100
Quelques exemples de l'utilisation d'autres animaux 103
Les recettes ignobles 110
Cinquième partie : Conjurations, sorts, talismans et grimoires en tous genres 113
Les conjurations et les sorts 114
La confection de quelques amulettes 119
Les grimoires régionaux 127
Les merveilleux secrets du Grand et du Petit Albert 130
Sixième partie : Ensorcellements dans les campagnes 132
Le mauvais œil, définition et méthode 132
Une petite démonologie rapide 137
Les apparitions diaboliques en Drôme Ardèche 139
Conjurer le mauvais sort, mode d'emploi 145
L'étrange histoire de Monsieur de Sahune 148
Septième partie : La sorcière Chauche Vieille ou Cauquemare, une légende ardéchoise 151
Récit de la légende 151
Le Cauquemare, ou Chauche Vieille 156
Un peu d'analyse textuelle… 158
Huitième partie : Jean-Baptiste Dalmas, ou l'histoire revisitée 163
Exemple numéro un : la sorcière Peyretone 164
Exemple numéro deux : le procès d'Isabeau Cheyré 166
Conclusion : Et maintenant, fin de la sorcellerie ? 171
Remerciements et dédicaces 173
Bibliographie 174
Table des matières 179

 

 

 

 

 

 

 

 

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